La loi du Medef

L’opposition à ce projet de loi pourrait se transformer en « révolte » de la gauche. En une volonté de faire payer à l’exécutif l’addition de quatre ans de reniements et de renoncements.

Denis Sieffert  • 9 mars 2016
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La loi du Medef
© Photo : DOMINIQUE FAGET / AFP

Sommes-nous à la veille de l’un de ces conflits sociaux qui jalonnent l’histoire de ces dernières années ? Quelque chose comme la grève contre le plan Juppé, en 1995, ou le contrat première embauche (CPE), en 2006, ou, plus près de nous, le vaste mouvement contre le report de l’âge de la retraite en 2010 ? Les pronostics dans le domaine social sont toujours hasardeux. Certes, il n’y a pas plus explosif que ce projet de loi El Khomri, mais une mobilisation est aussi affaire de contexte et de « moral des troupes ». Tant de facteurs peuvent jouer dans une société qui n’a pas été épargnée par les épreuves au cours des derniers mois, et que le gouvernement maintient en « état d’urgence ». Et puis, il y a surtout une grande nouveauté qui débouche sur une énigme : cette fois, c’est un gouvernement de gauche qui est à la manœuvre. Ou, pour le dire autrement, un gouvernement qui a été porté au pouvoir par ceux qui manifestent et pétitionnent aujourd’hui contre sa politique.

Cette situation paradoxale peut aussi bien semer le trouble que décupler la colère d’une population piquée par le sentiment de la trahison. Il n’y a pas d’exemple de grands mouvements sociaux des dernières années qui n’aient eu en filigrane une arrière-pensée politique : la perspective d’un « débouché », en l’occurrence, préparer la défaite de la droite aux élections suivantes, et la victoire de ceux-là mêmes qui nous promettaient une autre politique. Mais cette fois ? L’opposition à ce projet de loi pourrait tout simplement se transformer en « révolte » de la gauche. En une volonté de faire payer à l’exécutif l’addition de quatre ans de reniements et de renoncements.

Dans ce paysage singulier, une organisation joue un rôle central. C’est évidemment la CFDT. En 1995, comme en 2003, contre le plan Fillon des retraites, elle s’était rangée du côté de la droite, au risque de provoquer dans ses rangs une crise importante. Elle pourrait tout à fait recommencer cette fois. D’autant plus que l’on connaît la consanguinité des dirigeants de ce syndicat avec la gauche sociale-libérale. Et il ne fait guère de doute que si Laurent Berger peut aider le gouvernement, il le fera. Encore faudrait-il que le gouvernement veuille bien aider Laurent Berger, et qu’il donne à son partenaire du « grain à moudre », pour reprendre l’expression de feu André Bergeron. Or, ce n’est pas ce qu’on a cru comprendre de l’interview de Manuel Valls dans le JDD, ni des comptes rendus des premières réunions de lundi. Notre très rigide Premier ministre a, au contraire, laissé peu de place à la négociation, notamment sur l’unique exigence de la CFDT d’abandon du plafonnement des indemnités prud’homales. Que Manuel Valls ne soit pas doué pour la négociation, c’est évident. Qu’il soit souvent partisan de la politique du pire, c’est assez clair aussi. Mais il faut évidemment chercher ailleurs l’explication de son intransigeance.

Ce texte est de A à Z celui du Medef. Un aréopage d’économistes parmi les plus libéraux en a encore fait récemment l’apologie, d’Élie Cohen à Olivier Blanchard en passant par Jean Tirole. C’est parce que tous ces gens, Pierre Gattaz en tête, sont sortis du bois, que les arguments de Manuel Valls sont inaudibles. L’homogénéité sociale des personnalités qui soutiennent le projet de loi et l’appui quasi unanime de la droite libérale ne permettent plus guère de nous raconter des histoires. Le Premier ministre a beau dire à ses concitoyens qu’il sait, lui, ce qui est bon pour eux, et qu’il a une « explication du monde et de ses évolutions » – ce sont ses mots dans le JDD – que le commun des mortels n’a pas, il prêche dans un désert. Il a beau nous répéter que si « le conservatisme et les blocages l’emportent », c’est « faute d’explication », et prendre ainsi de haut le petit peuple qui n’aurait pas compris, le discours ne passe pas.

En vérité, Manuel Valls se donne beaucoup de mal pour dissimuler que le texte qu’il défend coûte que coûte est le produit d’intérêts économiques trop facilement identifiables. Le discours politique de « l’intérêt général » ne peut plus fonctionner quand les donneurs d’ordres apparaissent au grand jour. Or, ils sont tous là, à visage découvert, poussant à la roue. Quand bien même il voudrait faire des concessions à la CFDT que Manuel Valls ne le pourrait plus. Du premier jour où il est arrivé à Matignon, il s’est mis dans les mains du Medef. Qu’il cède à la CFDT, et il perd ses appuis qui sont pour lui un véritable socle social, voire la base de ses ambitions futures. Dans ces conditions, il est condamné à demander à la CFDT de payer très cher son soutien au gouvernement. Pas sûr que la centrale de Laurent Berger l’accepte.

L’un des paramètres, c’est évidemment la mobilisation. Un acteur imprévisible et souvent décisif est entré en scène : c’est la jeunesse. Elle était dans la rue ce mercredi. Les porte-parole officiels ou officieux du gouvernement s’emploient à la démobiliser en tentant de la convaincre que ce projet ne la concerne pas. Il est vrai que les lycéens n’ont pas de raison d’être immédiatement angoissés par le « plafonnement des indemnités pour licenciement abusif », ou les « accords de compétitivité ». Mais l’idée que l’on se fait de la gauche, de la justice sociale, et de la morale en politique, est en revanche pour les jeunes un motif puissant de mobilisation, et parfois de révolte.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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