Nuit debout : une irrésistible envie d’agir

Des citoyens ont gagné les places publiques pour prolonger et élargir le mouvement de protestation contre la loi travail, avec l’espoir d’en écrire une page inédite.

Erwan Manac'h  • 6 avril 2016 abonné·es
Nuit debout : une irrésistible envie d’agir
© Yann KORBI/AFP

La dalle détrempée de la place de la République, à Paris, se noircit doucement, jeudi 31 mars en début de soirée. Un groupe se forme autour d’un mégaphone, en rangs serrés sous une bâche qui prend l’eau. Sans attendre 18 heures, comme si leur soif de parole n’était plus répréhensible, une centaine de personnes lancent un premier débat. « On est capable de le faire sur Internet, on peut le faire dans la rue ! », lance un jeune homme depuis l’extérieur du cercle, pour encourager les premiers intervenants. Quelques minutes plus tard, une sono de meilleure portée fait éclore une assemblée plus massive. Les regards sont graves. L’écoute attentive. Comme s’ils bravaient un interdit.

À l’origine de cette scène peu commune, observable dans 22 villes en France, il y a une initiative de l’équipe du journal Fakir et du film Merci patron !, qui convoquait le 23 février une réunion pour « la convergence des luttes » à la Bourse du travail de Paris sur le thème : « Comment leur faire peur ? ». Le millier de syndicalistes, de lycéens, d’étudiants, d’intermittents et de précaires présents ce soir-là se choisissent un mot d’ordre pour le 31 mars : « On ne rentre pas chez nous. » L’idée d’une occupation des places publiques germait dans bien des esprits. Depuis cinq ans, c’est même devenu une marque de fabrique des mouvements sociaux à travers la planète, de Hong Kong à Wall Street, en passant par Madrid ou Istanbul. « Il manquait l’étincelle. “Merci patron” en était une bonne, car c’est un remède efficace contre la résignation. Il montre que chacun a le pouvoir d’agir » , note Loïc, intermittent et membre actif des commissions qui ont préparé le premier rassemblement.

Un appel pour une « Nuit rouge » commence donc à circuler, avant d’être dépassé par « Nuit debout », plus rassembleur. Ces mots d’ordre prolongent celui lancé par trois syndicalistes CGT « de base », sur Facebook, pour une grève générale le 9 mars, contribuant au débordement des centrales syndicales. Ils ont été portés par des militants d’influences très diverses (Les Engraineurs, la Compagnie Jolie-Môme, l’association Droit au logement, SUD-PTT, Attac, le collectif des Désobéissants, Jeudi noir), rejoints par des « citoyens », plus ou moins organisés, qui ont diffusé l’appel dans toute la France en utilisant « la puissance de Facebook » pour préparer « le débordement citoyen ».

Résultat, une foule nourrie s’est attardée sur les places publiques à l’issue de la manifestation interprofessionnelle du 31 mars. Signe révélateur de l’ampleur de la mobilisation, l’activité des réseaux sociaux atteint ce soir-là des sommets, notamment grâce aux relais des Indignés espagnols, particulièrement actifs.

Sous les tirs croisés d’une fanfare militante et d’un camion-concert, des discussions s’intensifient dans une étrange euphorie, ce jeudi, à la tombée de la nuit sur la place de la République. « Nous devons faire attention à ne pas rebuter les gens avec un folklore trop développé », prévient un jeune chargé de communication. « Il faut nous appuyer sur des “automédias” et des médias indépendants, car les médias mainstream déforment la réalité de notre mouvement », rétorque un autre intervenant. Les participants apprennent la grammaire gestuelle popularisée par le mouvement espagnol des Indignés, pour approuver, réfuter ou abréger une intervention en tribune. La foule régule, avec une efficacité parfois redoutable, les prises de parole indésirables. Les éléments connus de la sphère conspirationniste, jamais loin de ce type de rassemblement « citoyen », restent ainsi marginaux.

Un alliage hétéroclite

Vendredi, 20 heures. La nuit tombe sur la place. En tailleur sur le bitume, plusieurs centaines d’ombres se sont resserrées autour d’une petite sono. « Des toilettes sèches sont en préparation », « on cherche des gens avec des brevets pour l’infirmerie » et une proposition ébranle l’assemblée : « Ils veulent nous évacuer, alors nous allons construire une ZAD [zone à défendre, en référence à celle de Notre-Dame-des-Landes, NDLR] sur la place », lance un trentenaire, déterminé. Hésitations, huées couvertes d’applaudissements. Une voix perce le brouhaha : « Pouvez-vous expliquer ce que c’est qu’une ZAD ? »

Contrairement aux précédentes et multiples tentatives d’occupation de places publiques, les réseaux militants traditionnels de la gauche sont parties prenantes et même initiateurs de Nuit debout. La défiance envers les « encartés », qui était un fil rouge des assemblées françaises des Indignés en 2011, n’est plus prégnante aujourd’hui. On croise même de nombreux militants politiques. Des leaders du PCF, du NPA, d’EELV et du PG sont d’ailleurs venus place de la République en observateurs. Deux visions parfois contradictoires cohabitent toutefois, entre les tenants d’une « convergence des luttes », sur une ligne anticapitaliste, et une frange « citoyenne », soucieuse d’élargir au

maximum le message pour inclure au-delà de la sphère militante habituelle. Le résultat forme un alliage hétéroclite, parfois cacophonique, mais d’une puissance tangible. « Tant qu’on est dans le “faire”, nos forces et nos différences s’additionnent », assure Loïc.

Pour rendre ces assemblées ouvertes efficaces, des commissions se réunissent chaque jour (action, média, logistique, etc.). Des militants parisiens sont en contact rapproché avec des Espagnols, artisans du mouvement des Indignés, notamment pour s’inspirer de leur expérience en matière de communication sur Internet. « On est attentif à la courbe des émotions. Nous essayons de passer de l’indignation à l’espoir, explique Joseph Boussion, du mouvement Vague citoyenne, membre du « media center », qui contrôle les comptes Twitter et Facebook « Nuit debout ». Les Espagnols ont développé des méthodes très avancées, ils nous aident beaucoup à travailler la narration. »

Éviter l’entre-soi

La police est d’une présence discrète, mais procède partout en France à des expulsions systématiques des campements. Samedi soir, à Paris, les participants ont également reçu la visite d’une vingtaine de militants d’extrême droite, venus les menacer. Pour l’heure, l’occupation jour et nuit des places reste donc un objectif secondaire, faute de moyens humains pour en assurer la sécurité et la logistique. Le mouvement s’en remet à des assemblées générales quotidiennes à 18 heures.

Chaque soir, la mobilisation enfle. Mais l’euphorie des premiers jours a laissé place à un début de monotonie. « L’enjeu est d’arriver à faire en sorte que les gens reviennent demain pour construire une action après-demain, pointe un militant du collectif Jeudi noir. Il faut être inclusif, dans la ligne du mouvement “On vaut mieux que ça”, sans être ici simplement pour parler. » Cette préoccupation est omniprésente parmi les participants. L’économiste Frédéric Lordon, dont la parole est très écoutée dans les assemblées, donne d’ailleurs une définition très large de la « convergence des luttes », qu’il défend : « Il faut que nous nous méfiions de notre entre-soi. Nous sommes tous assez homogènes. Il y a dans la société plein de groupes qui ne viendront pas spontanément, alors qu’ils sont directement concernés », a-t-il lancé devant l’assemblée, dimanche 3 avril. Les agriculteurs, les chauffeurs de taxi, les ouvriers de Renault manquent encore, selon lui, à l’appel. « Notre objectif est de déborder les débordeurs et d’être à notre tour débordés », ajoute Joseph Boussion.

Le mouvement se projette désormais vers « une grosse Nuit debout », samedi 9 avril dans toute la France, au terme d’une journée de manifestation. « Celui qui vous dit qu’il sait où cela va nous amener, celui-là est un menteur, prévient Sydney, 48 ans, les yeux pétillants de plaisir, dimanche soir, au moment de s’extraire de l’assemblée. C’est un exercice quotidien et difficile, il peut y avoir des ratés, mais la démocratie citoyenne est possible. »

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