Un autre monde est-il « crédible » ?

Le programme de Jean-Luc Mélenchon est violemment attaqué par les économistes orthodoxes. Un avant-goût de la guerre idéologique qui l’attend en cas de victoire.

Erwan Manac'h  • 19 avril 2017 abonné·es
Un autre monde est-il « crédible » ?
© photo : Simon Guillemin/Hans Lucas/AFP

« Coup de massue fiscal », « programme social d’un autre temps », projet « délirant » pour Le Figaro. « Panique bancaire » et « réaction inflationniste très brutale » pour des économistes cités par Les Échos. Le programme économique de la France insoumise (FI) réveille la bronca des gardiens du modèle libéral. Dans un énième épisode du débat déjà musclé qui oppose les économistes orthodoxes aux hétérodoxes aspirant à changer les règles du jeu.

Les détracteurs de Jean-Luc Mélenchon tentent de faire acte d’autorité en pointant un chiffrage « non crédible » du candidat de la FI. « La question de la crédibilité est nulle et non avenue, répond Éric Berr, membre des Économistes atterrés et auteur de L’Intégrisme économique [1]. Pourquoi un programme keynésien [de relance de l’économie par l’investissement] n’aurait pas voix au chapitre, alors que des pays qui se sont éloignés des politiques néolibérales, à commencer par les États-Unis, s’en sortent mieux que nous ? »

Jean-Luc Mélenchon renvoie également ses adversaires à leur mauvais bilan pour tordre le cou au fameux « There is no alternative » (Il n’y a pas d’alternative) asséné depuis Margaret Thatcher aux économistes de gauche. « Les politiques qui nous sont présentées comme “raisonnables” sont celles qui ont fait grimper le chômage à 10 % en France », renchérit Éloi Laurent, économiste à Sciences Po.

Au premier rang des critiques, le programme de Jean-Luc Mélenchon est présenté comme ruineux pour les finances publiques. En réinvestissant dans les services publics et la protection sociale, il prévoit en effet une forte augmentation des dépenses publiques (173 milliards d’euros à la fin du quinquennat, auxquels s’ajoute un plan de 100 milliards d’euros d’investissement écologique et social pour relancer l’économie). Cette hausse des dépenses de l’État accentuera inévitablement le déficit. Mais Jean-Luc Mélenchon table sur une embellie de l’économie, qui tirera les recettes fiscales vers le haut et renflouera les caisses de l’État. « Un euro d’argent public investi génère deux à trois euros d’activité et de recettes publiques », estime Jacques Généreux, économiste de FI.

Ce modèle est jugé de bon sens par les économistes keynésiens, notamment pour rompre avec la spirale de l’austérité. Beaucoup sont néanmoins réservés sur les objectifs annoncés par le candidat de la FI (baisse de la dette à 87 % du PIB en 2022, contre 98 % aujourd’hui). « Ils reposent sur des effets de relance qui sont exagérés », estime Gilles Raveaud, économiste à l’Institut d’études européennes, qui se reconnaît davantage dans « le dosage » préconisé par Benoît Hamon. « Je partage le diagnostic et la philosophie de Jean-Luc Mélenchon – faire de la relance par la transition écologique –, mais laisser penser que la dépense publique serait la seule solution me semble trop ambitieux », poursuit-il.

Les réserves concernent également la sincérité du caractère écologique du programme de relance. Car ce type de politique a longtemps été synonyme de productivisme aveugle. « L’accent est mis sur la relance à court terme. Je souhaite donc savoir si Jean-Luc Mélenchon propose une transformation structurelle de l’économie vers une transition écologique », insiste Éloi Laurent.

Sans surprise, les opposants de Mélenchon agitent également le risque que « les marchés » se retournent contre sa politique économique. L’État emprunte en effet en Bourse à un taux fluctuant en fonction de l’humeur des spéculateurs. Si ceux-ci prennent peur, les taux d’intérêt peuvent brutalement augmenter, ce qui pèsera sur le budget de l’État. « C’est inévitable, concède Dominique Plihon, membre du conseil scientifique d’Attac. Les marchés qui défendent les intérêts du capital sont très défavorables à Jean-Luc Mélenchon. Et ils ont tout intérêt à dire qu’il est impossible de sortir de la domination de la finance. »

De fait, les marchés ont un pouvoir considérable sur les finances publiques. « Mais cette dépendance de l’État aux marchés n’est pas rédhibitoire », rétorque Éric Berr. Il est surtout nécessaire de la « contester très fortement », plaide Éloi Laurent. « C’est quand les marchés financiers disent que tout va bien – comme à la veille de la faillite de Lehman Brothers – que j’ai tendance à m’inquiéter », ironise l’économiste. La FI souhaite remédier à cette dépendance en réformant le statut de la Banque centrale européenne pour lui permettre de prêter directement aux États.

Toujours dans la veine catastrophiste, les néolibéraux soulignent le risque d’une fuite brutale des capitaux vers les pays étrangers. Les investisseurs quitteraient la France pour échapper à la réforme fiscale visant à redistribuer les richesses, comme la taxe à 90 % sur les revenus supérieurs à 400 000 euros par an (0,05 % de la population, selon le candidat). « Les détenteurs des richesses feront tout ce qui est en leur pouvoir pour préserver leurs intérêts », reconnaît Éric Berr. On peut donc s’attendre, en cas de victoire de Jean-Luc Mélenchon, à quelques bruyants départs de milliardaires français. « Nous avons appris à relativiser cet exode, puisqu’il s’agit, en réalité, de quelques centaines d’individus qui, de toute façon, font déjà de l’optimisation fiscale », observe Éloi Laurent. « À court terme, il y aura des difficultés, concède aussi Dominique Plihon. Mais, à moyen et long termes, la relance de l’investissement sera bénéfique pour tout le monde. C’est le pari. »

S’il ne peut pas compter sur le monde de la finance, le candidat doit en revanche tenter de convaincre les acteurs de l’économie réelle que sa politique sera bénéfique pour tous, estime l’économiste. « Il faut expliquer aux petites et moyennes entreprises qu’elles seront gagnantes parce qu’il y aura une politique publique plus vigoureuse qui relancera la demande intérieure », conseille Dominique Plihon. La FI s’adresse d’ailleurs aux petits patrons avec sa proposition de baisse des impôts sur les sociétés de 33 % à 25 %. Une mesure inhabituelle dans un programme de gauche, systématiquement oubliée dans les articles critiquant le programme économique de Jean-Luc Mélenchon.

Une des clés du succès de cette « expérience historique », selon l’économiste d’Attac, se trouve dans la coopération avec les voisins européens, en particulier l’Italie, l’Espagne et le Portugal. Selon lui, cela permettra d’éviter que se reproduise l’échec de la politique de relance tentée en 1981 par François Mitterrand et abandonnée deux ans plus tard. « À l’époque, nous avions volontairement ignoré l’imbrication de la France dans le marché européen. Une façon de ne pas tomber dans ce piège serait de convaincre les autres pays européens qu’il y a une occasion de sortir de l’austérité et de faire une autre politique », insiste Dominique Plihon. Cela ne sera pas facile, comme l’a montré, au moment de la crise grecque, la détermination des dirigeants européens – y compris les sociaux-démocrates au pouvoir en France et en Italie – à empêcher le gouvernement d’Alexis Tsipras de rompre avec l’austérité. « L’oligarchie européenne a tout fait pour que ça ne donne pas d’idées à d’autres », dénonce Éric Berr.

Voilà qui ramène le débat sur le terrain politique et pose la question centrale du rapport de force. « L’économie n’est pas une science neutre, mais une science sociale et politique », rappelle Éric Berr. Face à l’ampleur de la tâche, la mobilisation de la société civile sera un ingrédient déterminant.

[1] Les Liens qui libèrent, 172 p., 15,50 euros.