Nicolas Lebourg : « Une défaite pour Marine Le Pen, une victoire pour l’extrême droite »

Nicolas Lebourg analyse la refondation annoncée du FN entre l’échec de sa candidate et la campagne des législatives.

Ingrid Merckx  • 10 mai 2017 abonné·es
Nicolas Lebourg : « Une défaite pour Marine Le Pen, une victoire pour l’extrême droite »
© photo : Alain JOCARD/AFP

En 2002, Jean-Marie Le Pen perd face à Jacques Chirac au second tour de la présidentielle avec 5,5 millions de voix. Le 7 mai 2017, Marine Le Pen perd face à Emmanuel Macron, mais avec plus de 10 millions de voix. Elle écrase donc le record historique du Front national et double le score de son père. Si sa défaite, ajoutée à sa prestation déplorable lors du débat de l’entre-deux tours, lance les règlements de comptes internes, l’extrême droite n’en poursuit pas moins son inquiétante progression dans la société française. L’analyse de Nicolas Lebourg en vue des législatives.

Avec 34 % au second tour et plus de 10 millions d’électeurs, le score de Marine Le Pen signale-t-il une victoire, même relative, du Front national ?

Nicolas Lebourg : C’est une victoire de l’extrême droite. Mais c’est une défaite personnelle pour Marine Le Pen. Une défaite qui ouvre un débat au sein du Front national : croire qu’elle peut arriver à l’Élysée est beaucoup moins facile aujourd’hui qu’il y a dix jours. Dans ce parti, quand il y a une catastrophe, c’est la faute du numéro deux, en l’occurrence, Florian Philippot. Mais dire « la ligne Philippot » est une courtoisie car c’est aussi celle de Marine Le Pen, ils sont en osmose. Or, cette ligne ne fonctionne pas : c’est quand le FN est sur une ligne de carrefour des droites dans les territoires qu’il fait de meilleurs scores.

Quelle direction va prendre la refonte du parti annoncée par Marine Le Pen le 7 mai ?

On entend dire depuis un an que Florian Philippot pourrait être évincé en cas de défaite. Il a fait subir tellement d’humiliations à l’intérieur de l’appareil… Mais je ne crois pas que Marine Le Pen va se séparer de lui. Ceux qui le trouvent plus « social » se trompent : il est économiquement interventionniste, mais le gouvernement de Vichy était plus interventionniste que le Front populaire, et Philippe Pétain n’était pas plus à gauche que Léon Blum pour autant ! Florian Philippot considère que l’économie passe par la monnaie, c’est un énarque sans imagination, il a un point de vue contraire au courant majoritaire de son parti. La pierre angulaire du programme économique du FN reste la préférence nationale. Est-ce une mesure compatible avec la gauche ? L’argument de Nicolas Sarkozy : « Le programme de Marine Le Pen, c’est le programme de Jean-Luc Mélenchon » a eu un impact profond sur l’électorat de droite et a limité le report de voix. Robert Ménard, le maire de Béziers, a dit à Marine Le Pen : « Soit tu continues à être une opposante en chef comme ton père, dans le rôle de “diable de la République” [comme dit Grégoire Kauffmann], soit tu veux le pouvoir et tu changes le programme du parti pour le rendre plus libéral économiquement. » Les élus de terrain comme Robert Ménard ou Marion Maréchal-Le Pen sont aujourd’hui plus crédibles que les élus au scrutin proportionnel des élections européennes, comme Marine Le Pen et Florian Philippot. Dans le sud du pays, on voit se renforcer le risque de « front du Sud » plus libéral avec une identité de droite.

Le FN peut-il compter sur ses cadres locaux ?

Le fameux chiffre de 28 % de conseilleurs municipaux démissionnaires est significatif : le FN a des problèmes de fonctionnement. Il a connu une telle explosion du nombre de militants et d’attention médiatique depuis 2012 qu’il rencontre aujourd’hui des difficultés de placement de produit. Si la valeur baisse, la pyramide s’effondre. On ne peut pas avoir une stratégie complètement à l’encontre du réel et voir indéfiniment les prophéties s’auto-réaliser. Les derniers venus, pour peu qu’ils fassent allégeance à Florian Philippot, sont les premiers servis, ils ne sont pas pour autant très professionnels.

La dirigeante du parti, lors du débat du 4 mai, a-t-elle donné une image très professionnelle elle-même ?

Pendant ce débat, Marine Le Pen a été librement ce qu’elle est vraiment… Un des moments les plus sidérants, c’est lorsqu’elle a parlé du système monétaire européen avec l’écu. Depuis cinq ans, la monnaie est au cœur de son discours idéologique, et pourtant, elle n’a pas travaillé la moindre fiche sur la question. Deux jours avant le débat, Sébastien Chenu, pourtant bon débatteur, s’était fait attaquer sur BFM sans pouvoir réagir par le représentant d’Emmanuel Macron, parce qu’il n’avait pas d’information sur le programme que le parti venait de changer dans l’entre-deux tours. Le FN fait preuve d’un amateurisme incroyable. Toute la campagne a ciblé de nouveaux électeurs potentiels : revenus moyens et supérieurs, retraités et urbains. D’où cette stratégie sur « la France apaisée ». Mais lors du débat de l’entre-deux-tours, le FN a repris son ton le plus populiste : quel revenu moyen supérieur pouvait changer d’avis devant ce spectacle ? Quant à ceux qui avaient choisi le FN dès le premier tour, ils se sont trouvés bunkérisés. Tout ça ne fait pas une victoire…

Que pensez-vous de la stratégie de la France insoumise en direction des électeurs du FN ?

Toutes les enquêtes d’opinion annonçaient depuis deux ans que les primo-votants seraient favorables à Marine Le Pen et c’est Mélenchon qui a majoritairement remporté leurs suffrages. Il faut le saluer ! Le côté Podemos-Errejon, le populisme transversal, le recours à la nation, le fait de ranger tous les symboles du mouvement ouvrier, a bien fonctionné au premier tour. Difficile de dire si c’est pérenne, mais Jean-Luc Mélenchon a récupéré des gens qui auraient pu voter Le Pen : pas d’anciens électeurs du FN, mais des nouveaux qui auraient pu basculer. Lui et Emmanuel Macron ont été beaucoup plus modernes en défendant plus de thèmes novateurs et dans leurs discours sur la France. Ils ont mené une vraie concurrence émotionnelle au FN autour de l’entité nationale, concept qui pèse de manière structurante dans notre pays.

Le discours de victoire d’Emmanuel Macron a donc pris à contre-pied le discours de défaite de Marine Le Pen attisant l’opposition des « patriotes » aux « mondialistes » ?

Emmanuel Macron devant la pyramide du Louvre a fait référence à l’Ancien Régime et à la République. Il a parlé à la droite et à la gauche, de l’État, de la nation et des services publics, c’était assez bien construit. Avec son opposition patriotes/mondialistes, Marine Le Pen applique un concept qui date d’après la chute du Mur de Berlin et de la victoire du « non » au traité constitutionnel européen. Elle tape dans le vide.

Beaucoup la donnent encore plus forte dans cinq ans, après une mandature de l’ultralibéral Emmanuel Macron. Que penser de cet argument ?

Le lien entre le libéralisme et l’extrême droite est d’un simplisme affligeant : en Espagne, où les conséquences de la crise de 2008 ont été beaucoup plus violentes qu’en France, il n’y a pas d’extrême droite. Les théories marxistes sur le lien entre décomposition du capital et montée de l’extrême droite et du populisme sont historiquement balayées depuis les années 1960. Pour faire grimper l’extrême droite, il faut une décomposition de l’offre politique, comme en Autriche et en France, et une crise culturelle. Les Espagnols savent ce qu’être espagnol signifie, ils n’en débattent pas pendant des heures.

La meilleure arme serait-elle la recomposition de l’offre politique ?

En effet, mais pas seulement : le politiste Joël Gombin a démontré que le vote FN progressait proportionnellement à l’évolution de l’inégalité de la répartition des ressources dans les territoires (coefficient de Gini). Il ne faut pas uniquement penser aux gens qui se prolétarisent, mais aussi à la progression des inégalités. De même, les politiques de métropolisation dans un pays très centralisé comme la France sont vécues comme une décadence de la nation, qui entre en écho avec un sentiment de déclassement personnel. Les questions d’aménagement du territoire et d’échelle de répartition des revenus sont donc de vraies questions politiques. Si ces questions s’aggravent, on verra stagner, voire progresser, le FN.

L’appellation « Front national » est-elle morte le 7 mai ?

En 1988, Jean-Marie Le Pen a fait 14,5 % des voix alors qu’il espérait être au second tour, et il parlait déjà de changer le nom du parti… Aujourd’hui, le FN est identifié sur la sortie de l’euro et la préférence nationale. Le premier item chez les électeurs FN est l’immigration. Si le parti frontiste change son nom en quelque chose comme « les patriotes républicains », comment pourra-il défendre cette préférence nationale ? Le FN est pris dans une impasse idéologique. Seule manière de s’en sortir : assumer qu’il est très bon sur certains segments sociaux, comme les ouvriers, et qu’il ne cherche pas à atteindre l’Élysée d’un coup mais en étant une force d’appoint dans une coalition qui s’insère d’abord dans les territoires pour prendre le pays « par le bas ». C’est pourquoi les législatives seront déterminantes…

Nicolas Lebourg Historien, membre de l’Observatoire des radicalités politiques de la Fondation Jean-Jaurès.