Antiterrorisme : de l’état d’urgence au droit commun

Plusieurs dispositions du projet de loi du ministre de l’Intérieur, Gérard Collomb, témoignent d’une inquiétante dérive sécuritaire. Décryptage.

Hugo Boursier  • 12 juillet 2017 abonné·es
Antiterrorisme : de l’état d’urgence au droit commun
© photo : DIRK WAEM/AFP

Le 1er novembre 2017, la France pourra sortir de l’état d’urgence. La mesure, présente dans le projet de loi de « sécurité intérieure et de lutte contre le terrorisme » de Gérard Collomb, a été approuvée par le Parlement jeudi 6 juillet, entérinant la sixième et dernière prorogation de l’état d’urgence depuis les attaques du Bataclan du 13 novembre 2015. Nul doute qu’Emmanuel Macron s’en félicitera. Il a d’ailleurs déjà commencé lors de sa première allocution au Congrès de Versailles, affirmant « redonner la liberté aux Français ». Mais le texte du ministre de l’Intérieur ne s’arrête pas là. Il souhaite aussi intégrer des articles caractéristiques de cet état d’exception dans le droit commun.

Afin de décrypter les réalités cachées derrière la communication officielle, nous avons choisi d’examiner précisément les quatre articles susceptibles d’entrer dans le droit commun – « le périmètre de protection », « la fermeture des lieux de culte », « les mesures individuelles de surveillance » et « les perquisitions administratives » (voir ci-contre) et d’en identifier les dangers potentiels.

Quatre articles de loi liberticides

Article n° 1

Art. L. 226-1. – Afin d’assurer la sécurité d’un lieu ou d’un événement soumis à un risque d’actes de terrorisme à raison de sa nature ou de l’ampleur de sa fréquentation, le représentant de l’État dans le département ou, à Paris, le préfet de police peut instituer par arrêté motivé un périmètre de protection au sein duquel l’accès et la circulation des personnes sont réglementés. […] Pour la mise en œuvre de ces opérations, ils peuvent être assistés par des agents exerçant l’activité mentionnée au 1° de l’article L. 611-1, placés sous l’autorité d’un officier de police judiciaire.

Article n° 2

Art. L. 227-1. – Aux fins de prévention des actes de terrorisme, le représentant de l’État dans le département ou, à Paris, le préfet de police peut prononcer la fermeture des lieux de culte dans lesquels les propos qui sont tenus, les idées ou théories qui sont diffusées ou les activités qui se déroulent provoquent à la commission d’actes de terrorisme en France ou à l’étranger, incitent à la violence ou font l’apologie de tels actes. […] La mesure ne peut être exécutée d’office avant que le juge des référés n’ait informé les parties de la tenue ou non d’une audience publique.

Article n° 3

« Art. L. 228-1. – Aux fins de prévenir des actes de terrorisme, toute personne à l’égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace d’une particulière gravité pour la sécurité et l’ordre publics […] peut se voir prescrire, par le ministre de l’Intérieur, les obligations prévues par le présent chapitre. […] La personne concernée est astreinte, pendant toute la durée du placement, au port d’un dispositif technique permettant à tout moment à l’autorité administrative de s’assurer à distance qu’elle n’a pas quitté le périmètre défini […]. Un décret en Conseil d’État fixe les modalités d’application du présent article, en particulier les conditions dans lesquelles la mise en œuvre du dispositif technique prévu à l’alinéa précédent peut être confiée à une personne de droit privé habilitée à cette fin.

Article n° 4

Art. L. 229-1. – Lorsqu’il existe des raisons sérieuses de penser qu’un lieu est fréquenté par une personne dont le comportement constitue une menace d’une particulière gravité pour la sécurité et l’ordre publics […], le représentant de l’État dans le département […] peut faire procéder à une visite de ce lieu ainsi qu’à la saisie de documents, objets ou données qui s’y trouvent. […] La visite et les saisies sont autorisées par une ordonnance motivée du juge des libertés et de la détention près le tribunal de grande instance de Paris, qui est communiquée au procureur de la République de Paris.

L’arsenal antiterroriste français est le plus important d’Europe. Depuis 1986, une nouvelle législation apparaît quasiment chaque année, durcissant toujours plus la loi fondamentale. La réforme du droit pénal adoptée en ce sens le 25 mai 2016 devait d’ailleurs prendre le relais de l’état d’urgence à partir du 26 juillet de la même année, mais l’attentat de Nice a changé la donne. Dans la nuit qui suit l’attentat, en effet, François Hollande annonce sa volonté de prolonger une nouvelle fois la loi de 1955 pour six mois, avec des possibilités d’action encore plus étendues pour l’autorité administrative, représentée par les préfets qui dépendent directement du ministère de l’Intérieur.

« À partir des années 1990, on ne considère plus que l’objectif est de condamner les actes terroristes, mais de les empêcher. Depuis, tous les gouvernements créent des législations pour arrêter des individus qui pourraient un jour, peut-être, commettre un attentat », explique Vanessa Codaccioni, chercheuse en sciences politiques et auteure de Justice d’exception. L’État face aux crimes politiques et terroristes [1]. « Nous sommes passés de la répression d’un acte terroriste à la répression de comportements qui constitueraient “une menace d’une particulière gravité pour la sécurité et l’ordre publics” », poursuit-elle.

Dans cette logique, les juges judiciaires sont de plus en plus souvent écartés. Quitte à perdre de vue l’objectif de l’antiterrorisme, celui-ci restant vague. Les arrestations, perquisitions et interdictions de manifester durant l’état d’urgence témoignent de cet état d’esprit.

Pour illustrer le passage de l’exception à la règle, prenons l’exemple de la prorogation de l’état d’urgence du mois de juillet 2016. Une disposition avait été ajoutée concernant les manifestations : elles étaient interdites dès lors que l’autorité administrative – dans le droit commun, le maire – n’était pas en mesure d’en assurer la sécurité. Cet ajout est durci dans l’actuel projet de loi Collomb, sous la forme de « périmètre de sécurité » (voir l’article 1 ci-contre). Concrètement, un préfet pourra décider d’instaurer une « zone de protection » dans laquelle chaque individu y circulant ou souhaitant y entrer devra accepter d’être fouillé et palpé. S’il refuse, il sera conduit vers la sortie ou refoulé. Selon le texte, il y aurait risque terroriste uniquement par « la nature et l’ampleur de la fréquentation » de l’événement.

Florian Borg, avocat chargé des questions relevant de l’état d’urgence pour le Syndicat des avocats de France, explique : « Un match de foot, une manifestation syndicale, un rassemblement politique et même une kermesse peuvent ainsi être soumis à un acte terroriste. À partir du moment où vous utilisez les termes de “nature” et d’“ampleur” mais que vous ne les définissez pas, vous avez la possibilité de créer un périmètre de protection et d’en fouiller les entrants. » Les rassemblements de Nuit debout rempliraient, par exemple, les critères posés par la loi.

En outre, la suite de l’article indique que « des sociétés de sécurité privées, accompagnées d’un officier de police judiciaire, pourront elles aussi procéder à ces contrôles », alerte l’avocat.

Les notions de « nature », « d’ampleur » et de « terrorisme » procèdent toutes d’un flou juridique : une imprécision qui peut être dangereuse, surtout lorsqu’elles sont inscrites dans le droit commun. « Si, dans cinq ans, le risque terroriste baisse pour des raisons géopolitiques, ces dispositions pourront toujours être utilisées contre des organisations dites d’ultra-gauche », comme c’est actuellement le cas pour les sommets internationaux tels que le G8 ou le G20, analyse Florian Borg.

L’usage de termes vagues pour agrandir le « filet pénal » n’est pas récent. « Il est propre à la répression des expressions radicales, explique Vanessa Codaccioni. « C’est sur ce flou du texte que l’autorité administrative va pouvoir incriminer le plus de monde possible ».

« Peur d’une religion »

L’article 2 du projet de loi concerne la fermeture des lieux de culte. Dans l’état d’urgence, était touché par cette mesure tout type d’établissement. Ici, seuls les espaces religieux sont visés. « C’est un élément d’actualité, lié à l’amalgame entre islam et terrorisme. Or, le risque terroriste ne se propage pas uniquement par les lieux de culte », souligne Florian Borg, qui y voit « plus qu’une insinuation : une forme de peur d’une religion ».

Les raisons pouvant justifier une fermeture ont été élargies. Ce n’est plus seulement la tenue de « propos » faisant l’apologie d’actes terroristes ou incitant à en commettre, mais « les propos, les idées ou les théories ». « Les notions d’“idées” et de “théories” sont suffisamment souples pour donner une plus grande marge de manœuvre au préfet », rappelle l’avocat. Si l’article prévoit la possibilité d’avoir un débat contradictoire au préalable avec les personnes concernées, il s’agit, selon lui, d’une « police de la pensée » applicable à grande échelle.

L’article 3 du projet de loi est particulièrement saisissant en ce qu’il permet l’intrusion d’entreprises privées dans l’intimité des individus. Il concerne les assignations à résidence, renommées « mesures individuelles de surveillance ». « La grande difficulté, en la matière, se trouve dans la notion de “comportement” », décrypte Florian Borg. Cette notion a été introduite en novembre 2015 dans le cadre de l’état d’urgence, elle remplace celle d’« actes ou de faits avérés ». « Le comportement ne se fonde pas sur des faits qui peuvent être traduits en justice. Ce n’est même pas une intention, mais l’appréciation d’une attitude, souvent constituée sur la base de notes écrites par les services de renseignement, et qui peut se conclure par des mesures restrictives de liberté. » Cette argumentation a permis toutes les dérives lors de l’état d’urgence. Elle se retrouverait dans la loi.

Ces nouvelles assignations à résidence, si elles ne peuvent être réduites à l’échelle de la commune – contrairement à l’état d’urgence –, permettent la « mise en œuvre », par des agents privés, d’un bracelet électronique si l’individu ne souhaite pas pointer quotidiennement au commissariat. « C’est très grave, s’inquiète l’avocat, car on donne la possibilité à un tiers privé d’obtenir des informations et de contrôler les mouvements d’un individu. » Le choix de l’entreprise serait effectué par le ministre de l’Intérieur, selon un cahier des charges confidentiel et fixé par le Conseil d’État. Une porte laissée ouverte au lobby des entreprises de sécurité.

Présomption de culpabilité

La logique qui sous-tend ces articles repose sur la primauté donnée au principe de précaution, au détriment du principe de prévention. Explications : « Le principe de prévention consiste à dire qu’il y a un risque connu, mais qu’on ignore quand il va se réaliser. Le principe de précaution, lui, ignore la nature du risque ; il permet de désigner quelqu’un comme suspect simplement pour avoir échangé, dans le présent ou le passé, avec une personne considérée comme dangereuse. » Cette « institutionnalisation de la présomption de culpabilité », comme la nomme Vanessa Codaccioni, en plus d’assumer l’absence de preuve matérielle, élargit les pouvoirs de l’autorité administrative au détriment de la justice.

De fait, il n’y a que dans l’article 4 du projet de loi, celui portant sur les perquisitions administratives (appelées « visites et -saisies »), qu’une place est faite à ce pilier de la démocratie. C’est en effet la seule mesure qui exige l’autorisation préalable du juge des libertés et de la détention (JLD). Toutefois, Florian Borg s’interroge : « Pourquoi créer des perquisitions administratives alors qu’il existe déjà des perquisitions judiciaires ? » D’autant que les moyens accordés aux JLD sont très faibles, et qu’ils sont déjà débordés par les dossiers…

Le projet de loi a été transmis en juin au Conseil d’État, dont le rôle était de veiller à l’équilibre entre la « prévention des atteintes à l’ordre public et le respect des droits et libertés ». À part quelques précisions demandées au ministre de l’Intérieur, cet organisme n’a pas semblé surpris par le poids considérable accordé à l’autorité administrative – contrairement aux nombreuses ONG et personnalités dénonçant le projet de loi. C’est d’autant plus surprenant que son avis n’est que consultatif : il pourrait donc se montrer plus libre. Mais, pour Florian Borg, « l’homogénéité des parcours au sein du Conseil d’État peut mettre en danger son indépendance ». Une homogénéité qui se traduit par une proximité avec le pouvoir : le président de la section de l’intérieur, Bruno Lasserre, à qui a été confiée la consultation du projet de loi, faisait partie de la commission Attali, dans laquelle Emmanuel Macron a fait ses premières armes. Les deux hommes se connaissent bien, Lasserre ayant plus tard élaboré, en tant qu’ancien président de l’Autorité de la concurrence, la libéralisation du transport des autocars de la loi Macron.

Vanessa Codaccioni le confirme : « Le Conseil d’État ne constitue pas un frein à la répression. Dans le passé, il ne s’est jamais clairement opposé à l’institution, à la mise en œuvre et à la pérennisation de l’exception ». Dont acte.

[1] CNRS éditions, 2015.

Société Politique
Temps de lecture : 9 minutes