Mossoul et après…

Daech n’est pas la cause de tout. Il se situe même nettement du côté des conséquences. On en parle trop souvent comme d’une mauvaise herbe qu’il suffirait d’arracher.

Denis Sieffert  • 12 juillet 2017
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Mossoul et après…
© photo : AHMAD AL-RUBAYE / AFP

Après dix mois d’une bataille acharnée, les forces irakiennes ont donc libéré Mossoul des jihadistes de Daech. La victoire a été symboliquement célébrée, dimanche, par la venue sur les lieux du Premier ministre, Haider Al-Abadi. « Victoire », « libération », on tremble en écrivant ces mots aussi tentants que fragiles. Ils ne peuvent faire oublier que la deuxième ville du pays n’est plus désormais qu’un champ de ruines, et que de nombreux rescapés de la tyrannie jihadiste ont péri sous les bombes de la coalition, ou le feu de l’armée. On voudrait certes pouvoir parler de libération quand on entend les récits d’effroi des survivants de ces trois années d’enfer, mais on sait aussi que les lendemains sont parfois cruels.

Souvenons-nous qu’en 2003 les États-Unis de George Bush avaient « libéré » l’Irak de Saddam Hussein, et qu’en 2014 les jihadistes de Daech avaient été accueillis en libérateurs à Fallouja et à Mossoul, où les milices chiites de Nouri Al-Maliki se comportaient avec la population sunnite comme Bachar Al-Assad avec ses opposants en Syrie. Demain, les mêmes causes peuvent donc engendrer les mêmes effets. L’hostilité à l’égard du pouvoir chiite subsiste fortement au sein de la population sunnite, à Mossoul et ailleurs. À tel point que les jihadistes ressurgissent aujourd’hui dans des provinces dont ils avaient été chassés il y a deux ans, comme à Diyala, à l’est du pays. C’est bien pourquoi je me méfie de cette lecture dominante que nous avons en France des événements d’Irak et de Syrie. Cette fameuse « priorité » de la guerre contre Daech qui éclipse tous les autres facteurs de crise.

Les jihadistes ne peuvent être réduits à néant comme les soldats d’une armée conventionnelle parce que leur origine puise profondément dans l’histoire de ces pays. Dans certaines zones, ils ont encore l’appui de la population. Si cette organisation aux desseins apocalyptiques existe, ce n’est pas seulement parce qu’elle a formé des combattants fanatisés, qu’elle a été financée, un temps au moins, par des officines saoudiennes, ni même qu’elle a su fasciner des jeunes gens de France ou de Tunisie qui croient régler ainsi un compte avec nos sociétés ; c’est qu’elle est le résultat de toute une histoire, récente ou lointaine.

Les racines du mal renvoient à la question sociale, bien sûr, mais aussi à l’énorme passif colonial et post-colonial que Daech a parfaitement su réactiver. Souvenons-nous de ce jour de juin 2014 où les jihadistes, venus d’Irak et pénétrant en Syrie, ont planté leur drapeau noir en prétendant « briser la frontières Sykes-Picot », symbole du partage colonial de 1916 [1]… Les origines du mal renvoient aussi à l’invasion américaine de 2003, et à l’affrontement entre chiites et sunnites. Grands opprimés de l’empire ottoman, puis de la période du mandat britannique, et plus encore de la dictature de Saddam Hussein, les chiites n’ont pas oublié les bombardements à l’arme chimique sur Karbala, en 1991. C’était au temps où les États-Unis jouaient encore la carte Saddam contre l’Iran. La vengeance chiite viendra douze ans plus tard, quand Washington aura opéré sa volte-face. À leur tour opprimés et parfois massacrés, des sunnites irakiens tomberont dans les bras de Daech. L’enchaînement des haines est sans fin. Et les mémoires toujours vives.

À quelques différences près, et avec parfois une inversion des rôles, l’histoire est comparable en Syrie. Al-Nosra (qui ne peut cependant être assimilé à Daech) n’aurait pas pris une telle place dans la rébellion si Bachar Al-Assad n’avait pas fait tirer sur les manifestations pacifiques et gazé son peuple, le tout, sous la haute protection de Vladimir Poutine. D’où la nécessité de ne pas céder à la folle illusion que l’histoire pourrait se poursuivre avec le dictateur, et de ne pas se laisser aveugler par les défaites militaires de Daech. L’organisation jihadiste n’est pas la cause de tout. Elle se situe même nettement du côté des conséquences. On en parle trop souvent comme d’une mauvaise herbe qu’il suffirait d’arracher. La combattre, bien sûr, mais sans laisser ce combat éclipser tous les autres : la dictature de Bachar en Syrie, l’hégémonie chiite en Irak. La question sociale, celle du partage du pouvoir et, plus généralement, la démocratie ne peuvent être renvoyées à plus tard.

Dans les ruines fumantes de Mossoul, les clans, tous plus ou moins liés à des appartenances confessionnelles, et dont les haines sont attisées par des puissances étrangères, convoitent déjà le pouvoir. Un autre chaos s’annonce. Et le chaos appelle toujours l’ordre. Celui des dictateurs ou celui des jihadistes. Méfions-nous donc des explications univoques. La fameuse « priorité » de la guerre à Daech qui domine le discours politique, en France notamment, et que l’on peut comprendre alors que l’on va commémorer le massacre du 14 juillet 2016 à Nice, ne doit pas nous aveugler. Daech survivra à sa défaite de Mossoul comme à celle, annoncée, de Raqqa, en Syrie. Tant que les causes ne seront pas traitées.

[1] Sur ces questions, il faut évidemment lire Le Piège Daech, de Pierre‑Jean Luizard (La Découverte, 2015).

PS : L’Observatoire Syrien des Droits de l’Homme a confirmé mardi la mort très probable de Abou Bakr Al-Baghdadi, le calife auto-proclamé de Daech.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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