Tempête au Club des Cinq

Passée à la moulinette d’Internet ou rajeunie pour conquérir de nouvelles générations, la série d’Enid Blyton a connu des réécritures qui soulèvent des débats sur le rapport à l’œuvre et au temps.

Ingrid Merckx  • 26 juillet 2017 abonné·es
Tempête au Club des Cinq
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L’opération ne date pas d’hier. Depuis sa première parution en France, en 1955, Le Club des Cinq, série écrite par l’Anglaise Enid Blyton sous le titre The Famous Five dans les années 1940, a connu plusieurs rééditions. Classique : on change la couverture, la présentation, le graphisme… On « rafraîchit », on « actualise », on « modernise ».

Mais Le Club des Cinq, soit les aventures de quatre apprentis détectives et de leur chien, n’a pas été seulement réédité, il a été réécrit. Exit le passé simple au profit du présent. Le « nous » devient « on ». Certaines phrases sont sabrées, les dialogues privilégiés, la page est « aérée »… Cela donne, édition 1993 : « Qui veut une glace ? Voici le marchand, dit Annie. Moi ! répondit le chœur des enfants. Annie prit l’argent que chacun lui tendait et revint bien vite avec cinq cornets. Le chien se mit à sauter joyeusement autour d’elle. » Et dans l’édition 2016 : « Qui veut une glace ? Voilà le marchand !, annonce Annie. Moi !, répondent les autres en chœur. La fillette prend l’argent que chacun lui tend et revient bientôt avec cinq cornets. » En 2016, Dagobert ne saute plus pour glaner sa part. Ça ne change pas le récit, mais la visualisation de la scène.

Plus loin, François demande à sa cousine Claude, qui aime qu’on la considère comme un garçon, sur quoi travaille son père. En 1993 : « Quelle idée ? demanda François. Une fusée pour emmener des touristes dans la Lune ? Ou une nouvelle bombe ? Ni l’un ni l’autre. Je crois que c’est une invention qui doit donner de la chaleur, de la lumière et de la force motrice pour presque rien, dit Claude. J’ai entendu papa en parler, il est enthousiaste ! Il appelle cela “un cadeau pour l’humanité”. » En 2016, le passage devient : « Quelle idée ?, demande l’aîné du groupe. Une fusée pour emmener des touristes dans la Lune ? Non, malheureusement. C’est une invention qui doit permettre aux voitures de rouler sans polluer, explique Claude. Une nouvelle source d’énergie qui remplacerait le pétrole. J’ai entendu papa en parler, il est très enthousiaste ! Il dit que cette découverte pourrait être une vraie révolution… » Elle était certes pionnière, Enid Blyton, en créant en 1941 un des premiers personnages transgenres assumés de la littérature de jeunesse, mais de là à lui faire rêver de la fin du pétrole à l’aube des Trente Glorieuses !

Se serait-on permis pareille intervention chez la Comtesse de Ségur ? « Oui-Oui va-t-il devenir Wesh Wesh ? », ironise un article du site ActuaLitté. Le statut de traduction autorise-t-il la Bibliothèque rose à commander de telles « mises à jour » ? Est-ce une nouvelle preuve du manque de considération pour la littérature jeunesse ? Ou un « coup marketing » qui ne marche jamais aussi bien que quand il est bien fait ?

« Cela fait seize ans que je travaille en librairie, et voilà qu’on relit le Club des Cinq », se réjouit la libraire d’À Livr’Ouvert, à Paris. L’édition 2016 est une réussite : non seulement les lecteurs « accrochent », mais ils veulent lire les 21 aventures dans l’ordre, auxquelles il faut ajouter les 24 écrites par la traductrice Claude Voilier sous le titre Les Cinq.

« Les enfants sont moins enclins à recevoir la culture d’en haut, ils préfèrent des modes de transmission communautaires », observe Mina Bouland, chargée du pôle enfance à la bibliothèque Jean-Lévy de Lille. Le Club des Cinq marie horizontalité – trafic d’épisodes entre pairs en pleine séries mania – et verticalité : combien de livres de jeunesse peuvent se targuer de nourrir des analyses comparées entre baby-boomers, et génération Kids United ?

Le phénomène de relookage touche aussi Alice, Les Six Compagnons (Bibliothèque verte) ou les albums de Martine (Casterman). Pour le Club des Cinq, les atteintes au texte auraient commencé en 2006. « C’est très clairement un appauvrissement de la langue », tranche Mila Bouland. « On prend les enfants pour des imbéciles », s’exclame aussi dans L’Obs Laurence Tutello, libraire, pour qui l’évolution va dans le sens du politiquement correct. L’exemple récurrent étant le changement du Club des Cinq et les saltimbanques en Club des Cinq et le cirque de l’étoile.

« Caviardage ! Révision idéologique », vitupère Celeborn, prof blogueur qui inculpe le « pédagogisme » en se bouchant le nez. Mais le personnage d’Annie est moins pleurnichard et corvéable que dans les années 1950. En outre, la série était déjà perçue comme ringarde par les lecteurs des années 1980, lesquels considéraient son style désuet comme pittoresque et torpillant le sexisme ambiant avec Claude l’effrontée.

Les Famous Five originels ont connu le même sort chez Hodder : leurs « mother and father » ont cédé la place à des « mum and dad » qui les expédient à la plage avec des téléphones portables. Enfin, il faudrait scruter les traductions. Un lecteur s’offusque de ce que les Cinq ont été « sous-traduits ». Dans le Club des Cinq et les gitans, « And see how the waves keep washing over the top of the rocks and spashing into the pool. » devient : « Et les vagues déferlent dedans. »

« On n’attrape pas les mouches avec du vinaigre, se résigne Mila Bouland. Contrairement aux années 1950, les jeunes lecteurs reçoivent quantité de sollicitations concurrentes. Les enseignants se plaignent d’avoir du mal à faire lire et de devoir justifier des lectures devant des élèves qui réclament des textes “utilisables”. En même temps, ceux-ci entretiennent un rapport plus personnel avec l’histoire et les personnages. Si ça marche, ils “partagent”. » Même effet que pour Harry Potter : les nouveaux lecteurs deviennent vite de gros lecteurs. Quelle est la morale de l’histoire ?

Littérature
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