« L’hôpital est géré comme une entreprise »

Épuisement, dépressions, suicides : face à l’obsession comptable des politiques de santé, des médecins craquent et alertent sur la dégradation du service public hospitalier.

Ingrid Merckx  • 27 septembre 2017 abonné·es
« L’hôpital est géré comme une entreprise »
© photo : Jérôme Le Maire/At Docs

New ravagement ». Un jeu de mots les dents serrées : huit ans après la promulgation de la loi « hôpital, patients, santé et territoires » (HPST), les soignants alertent sur les conséquences du « new management » sur le service public hospitalier. « La gouvernance est livrée aux directeurs. La Commission médicale établissement (CME), qui réunit médecins et sages-femmes, n’a plus aucun pouvoir », résume Thierno Sidy Bah, gériatre en Isère.

« Fermetures de lits », « difficultés d’accès pour les usagers », « management destructeur et contre-productif » qui « met à mal tous les personnels », assène une lettre à la ministre de la Santé, signée le 22 septembre par 402 médecins de la région Auvergne-Rhônes-Alpes. La logique comptable domine, les médecins craquent. Démissions, arrêts maladie, burn-out et même suicides… Les soignants disent leur souffrance, renforcée par l’inquiétude de ne plus pouvoir prendre en charge celle des patients.

Julie

temps plein en hépato-gastro-entérologie en Île-de-France

« J’ai quitté l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris. Je n’étais pas en burn-out, j’avais d’énormes problèmes relationnels avec certaines personnes de mon équipe. J’ai accepté un poste dans une structure hospitalière privée à but non lucratif, parce qu’elle accepte tous les malades sans conditions, ce qui était le plus important pour moi. Le personnel y est globalement plus investi que dans la fonction publique. Par exemple, il y a toujours quelqu’un pour décrocher le téléphone.

Dans le milieu médical, le suicide n’est plus une anecdote. À différents niveaux, tout le personnel subit une énorme pression. L’administration est complètement en décalage avec nos logiques. Elle gère l’hôpital comme une entreprise, ignorant ce qu’est un malade. Elle est capable de demander, devant le dossier d’un patient sans domicile fixe : « Pourquoi est-il resté hospitalisé si longtemps ? Il va coûter tant ! »

L’hôpital public a perdu sa dimension sociale. Avant, la durée d’hospitalisation ne se calculait pas. Maintenant, l’enjeu principal, c’est de mettre les patients dehors. Cela va à l’encontre des principes médicaux, notamment vis-à-vis des précaires. En outre, tout est fait pour ­déstructurer les équipes. Or, l’hôpital, on y passe tellement de temps que notre équipe devient un peu comme une famille. C’est ce qui nous fait tenir et nous sauve le moral ; c’est aussi ce qui fait qu’on travaille bien, parce qu’on se connaît, qu’on s’épaule, qu’on a des habitudes de fonctionnement, qu’on est plus efficaces ensemble.

Briser les équipes, c’est déstabilisant et contre-productif. L’administration part du principe que médecins, infirmières et aides-soignants sont interchangeables. Elle n’a pas compris que, ce qui permet d’améliorer l’état d’un patient, c’est aussi de voir la même infirmière plusieurs fois et de ressentir un peu d’empathie de sa part.

Laurence

Chef d’un service de médecine en Rhône-Alpes

« Je suis en arrêt maladie depuis neuf mois. J’ai 55 ans, j’ai eu trois enfants. C’est mon premier arrêt maladie. J’ai monté un service de médecine qui n’existait pas. J’en suis fière. J’ai toujours travaillé dans l’enthousiasme, mais avec beaucoup de pression depuis cette dernière année où il était question de restructuration. J’ai été victime d’une agression verbale de la part du directeur de l’hôpital. C’était pendant une réunion. Je n’ai même pas pu me défendre. Ma hiérarchie m’a fait taire. J’étais sonnée. L’agence régionale de santé, à qui j’ai signalé les faits, m’a répondu : « Il faisait son travail… »

Pour ma part, j’ai toujours fait en sorte que les pressions que je subissais ne retombent pas sur mon équipe. Celle-ci me soutient et m’attend. Elle tourne à effectif réduit, c’est une source d’inquiétude supplémentaire : les arrêts maladie non remplacés engendrent un surcroît de travail et de stress pour les équipes en place, qui risquent des burn-out à leur tour. Beaucoup de directeurs usent de propos d’intimidation, voire d’humiliation, envers les médecins.

En Rhône-Alpes, il s’est monté il y a trois ou quatre ans un réseau d’aide aux soignants de la région (ASRA) pour répondre à une demande croissante de professionnels de santé en souffrance. Combien pleurent en silence ? J’ai vu un gynécologue qui travaillait en moyenne 12 heures par jour et avait contribué à augmenter les accouchements de 750 à 1 200 par an, à effectif constant, s’entendre dire : « Vous ne consultez pas assez ! » Il est parti dans le privé. Un autre directeur a exigé qu’on fasse en sorte que les rendez-vous de contrôle aient lieu après la sortie de l’hôpital, car cela rapporte plus que pendant l’hospitalisation.

Quand j’ai décidé de faire reconnaître mon accident du travail, on m’a dit _: « Mais tu veux la guerre ?_ La concertation n’existe pas. » La lettre des médecins d’Auvergne-Rhône-Alpes m’a donné des ailes. Beaucoup d’entre nous sont en souffrance. Certains y laissent leur peau. On dira qu’ils avaient des problèmes personnels, qu’ils ont eu un accident… Mais, quand on est en burn-out, l’attention baisse, on peut se mettre en danger. Et mettre en danger les autres : cette maladie a aussi un impact sur les soins, car certains médecins continuent à travailler.

Tous les personnels médicaux et paramédicaux sont concernés, mais, chez les médecins, cette souffrance-là émerge à peine. Les langues se délient, la parole se libère. C’est le management destructeur des directeurs qui est le premier responsable. Eux aussi sont sous pression de leur hiérarchie. Est en cause la loi HPST qui donne tout le pouvoir à l’administration sans la concertation du personnel médical.

Thierno Sidy Bah

Praticien hospitalier en gériatrie (centre hospitalier de Saint-Geoire-en-Valdaine et Voiron, Isère)

« Sur des hôpitaux déjà en manque de personnel, la pression de la rentabilité est ravageuse : on veut créer une activité ? On nous demande si elle sera rentable. Un service n’a pas atteint le seuil de rentabilité fixé ? Il ferme. On nous demande sournoisement de favoriser les patients les plus rentables, c’est-à-dire sans problèmes sociaux, parce qu’ils ne risquent pas d’allonger la fameuse durée moyenne de séjour (DMS), sur laquelle on est surveillés, rationnés.

Bien sûr, ça n’est jamais dit comme ça : on nous demande en permanence de « justifier » chaque DMS. À tel point que les médecins eux-mêmes ont le sentiment d’avoir intégré cette obsession comptable. Dans les commissions médicales, on ne parle plus médecine, mais finances. Avec des raisonnements qui souvent nous échappent : nous sommes à l’équilibre, puis, trois mois plus tard, c’est la catastrophe, sans que nous ayons prescrit plus d’actes médicaux…

La pression économique est permanente. Nos directeurs n’ont aucune marge de manœuvre, mais ils ne nous écoutent pas. Entre nous, c’est un dialogue de sourds. On connaît tous des chefs de service en burn-out. Sauf que, quand on est médecin, qu’on a été formé à soigner les autres, qu’on se lève avec le sentiment de tenir la santé des Français entre ses mains, on pense qu’on est très fort, plus fort. On n’ose pas aller voir un collègue pour lui dire qu’on n’en peut plus. On a honte…

Société Santé
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