« Vent du Nord », de Walid Mattar : Mistral perdant

Dans Vent du Nord, Walid Mattar confronte les conséquences de la délocalisation sur deux ouvriers, l’un français, l’autre tunisien.

Thierry Bresillon  • 28 mars 2018 abonné·es
« Vent du Nord », de Walid Mattar : Mistral perdant
© photo : BARNEY PRODUCTION/PROPAGANDA PRODUCTIONS/HELICOTRONC

L’idée de ce premier long métrage de Walid Mattar, jeune réalisateur tunisien, est aussi simple que subtilement exécutée : suivre en parallèle le parcours d’Hervé, ouvrier d’une usine de chaussures délocalisée du nord de la France vers la banlieue de Tunis, et de Foued, l’homme embauché pour travailler sur la même machine.

D’emblée, le ton est donné : le feu d’artifice du 14 Juillet n’enchante plus Hervé, qui, quelques jours plus tard, assiste de loin à la discussion de ses collègues décidés à lutter contre la fermeture de l’usine. On délaisse l’histoire qu’aurait racontée Ken Loach, Hervé ne sera pas le héros que sa famille attend. Naïf ou désabusé, malhabile sous les sourires entendus du DRH, il accepte une maigre indemnité qu’il va consacrer à la réalisation de son rêve : s’acheter un petit bateau et devenir pêcheur.

De l’autre côté de la Méditerranée, où le vent du nord (« cherch ») est désigné comme défavorable aux pêcheurs, Foued voit dans son nouvel emploi la possibilité d’assumer les dépenses nécessaires pour faire soigner sa mère et, surtout, envisager son mariage avec Karima, une autre ouvrière de l’usine, d’autant que, rapidement, son chef lui laisse entendre qu’il pourrait devenir chef d’atelier.

La caméra suit au plus près de l’humain ces deux rêves d’ouvriers. Hervé, confronté à l’absurdité bureaucratique, et Foued, payé une misère, 400 dinars (130 euros) versés sans fiche de paie, sont finalement les perdants des deux faces d’une même réalité. Leurs trajectoires, tels deux fils pris dans une trame, se frôleront lors d’un séjour d’Hervé en Tunisie pour des vacances low cost, dans une scène clé du film. L’itinéraire de Foued se termine en France, où il est émerveillé, à peine arrivé, par le feu d’artifice qui n’enchantait plus Hervé dans la scène d’ouverture et dont on connaît déjà l’envers.

L’un des traits frappants du film, c’est qu’il n’évoque qu’au détour d’une plaisanterie amère une « révolution » qui n’aura affecté qu’à la marge la vie de Tunisiens dont la première lutte est la survie. Ce parti pris fait de Vent du Nord, dont les protagonistes se débattent pour savoir comment résister et sortir du cycle auquel les assignent les logiques de mise en concurrence à distance par l’économie mondialisée, un film témoin du désenchantement de l’époque.

Walid Mattar réussit la prouesse de maintenir le propos aux frontières de l’humour et de la gravité, et surtout de trouver le ton juste pour décrire les deux réalités, française et tunisienne. Lors de sa sortie en Tunisie, en janvier, Vent du Nord a d’ailleurs attiré un public nombreux, qui s’est reconnu dans les personnages.

Le film est servi, côté tunisien, par le jeu très intérieur de Mohamed Hamzaoui, rappeur converti pour l’occasion en comédien, dont la notoriété renforce le potentiel d’identification des jeunes spectateurs, et, côté français, par les prestations impeccables de Philippe Rebbot, dans le rôle d’Hervé, et de Corinne Masiero, interprétant son épouse. Le scénario alerte, coécrit avec Leyla Bouzid (réalisatrice d’À peine j’ouvre les yeux) et Claude Le Pape, a été primé lors du festival des Journées cinématographiques de Carthage.

Vent du Nord peut être vu comme l’un des signes annonciateurs d’un ton nouveau dans le cinéma tunisien, capable de traiter de la réalité du pays en désenclavant le regard des injonctions élitistes à l’émancipation, des querelles idéologiques et des stéréotypes parfois condescendants pour ceux que la grâce de la « modernité » n’a pas encore touchés. Le propos gagne sur les deux tableaux : plus enraciné et plus universel. Les spectateurs français pourront y voir l’autre versant de la désindustrialisation, dont on comprend qu’elle unit davantage ceux qu’elle implique qu’elle ne devrait les opposer.

Vent du Nord, Walid Mattar, 1 h 29.

Cinéma
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