« Lipstick Traces », de Greil Marcus : Les traces d’un cri

Lipstick Traces, de Greil Marcus, reparaît en version augmentée. Une histoire passionnante de la contestation, entre punk et dada.

Pauline Guedj  • 25 avril 2018 abonné·es
« Lipstick Traces », de Greil Marcus : Les traces d’un cri
photo : Les Sex Pistols en 1978. Un No Future qui réactualise l’ironie du dadaïsme.
© JHR Films 2018

Zurich, 8 juillet 2016. Greil Marcus participe à la conférence Dada 100. Il est invité pour parler de ses nombreux livres, en particulier son essai fleuve Lipstick Traces. Sur le bureau auquel il est accoudé, une enveloppe contient des petits papiers sur lesquels des questions sont inscrites. Marcus explique qu’il voudrait jouer à un jeu. Il n’a pas préparé de discours, mais propose de tirer au sort un à un des thèmes de réflexion. Il espère que son esprit pourra ainsi fonctionner par digressions et, dans cette liberté, se rapprocher des préceptes de dada.

Avant de piocher le premier papier, Marcus se lance dans une courte introduction. « Mon livre Lipstick Traces, explique-t-il, est l’histoire d’un cri. » Retour dix-sept ans plus tôt, en 1989. Marcus publie son deuxième ouvrage, un projet fou qui l’a tenu en haleine pendant près d’une décennie. À la suite de son premier succès, Mystery Train, qui avait fait du rock un segment de la culture américaine, Marcus, déjà l’un des plus célèbres critiques rock aux États-Unis, construit une histoire éclatée de la dissidence et de la contestation. Ici, l’exploration dépasse momentanément les États-Unis pour devenir transnationale, de Paris à Londres en passant par Berlin, Zurich et San Francisco.

Lipstick Traces parle d’un cri, donc, « poussé par de petits groupes d’individus qui choisissent de dire non. Non, nous ne croyons pas en votre monde. Non, les choses ne sont pas comme elles apparaissent. Vous, professeurs, amis, parents, politiciens, nous avez menti ». Pour Marcus, le livre sera celui de ses années Reagan, une résistance intellectuelle à l’air du temps, une plongée dans le monde des idées contestataires.

Dans Lipstick Traces, Marcus suit ce cri à travers les époques et les pays en se concentrant sur les moments où le « cri du non » se transforme en « collectif du oui ». Dans chaque société, à un instant donné, imprévisible, le langage de la contestation s’incarne dans des groupes d’individus pour qui il fait sens. Il constitue un ensemble de traces – de rouge à lèvres (lipstick traces) ou sur un mur – qui, tout à coup, sautent aux yeux de certains, qui les récupèrent, se les approprient, les modifient et créent de nouvelles formes artistiques, culturelles ou politiques.

Le cri écouté par Marcus est le signe d’une histoire secrète qui apparaît, disparaît et réapparait tout au long du XXe siècle et dont il cherche à dresser une sorte de cartographie. Qu’est-ce que l’histoire, au fond ? « Simplement l’affaire d’événements qui laissent derrière eux des choses qu’on peut peser et mesurer, ou le résultat de moments qui semblent ne rien laisser, excepté le mystère de connexions spectrales entre des gens très éloignés dans l’espace et dans le temps mais parlant en quelque sorte le même langage ? » La distinction entre culture noble et culture populaire n’a pas de sens, et l’éphémère peut avoir une valeur historique.

Pour dresser cette cartographie, Marcus ne procède pas en termes d’influence mais réfléchit par superpositions. Pas question, par exemple, de voir dans un phénomène culturel anglais l’héritier direct d’un mouvement allemand. Il s’agit d’utiliser chaque événement évoqué pour penser celui qui suit. « On dit souvent que les critiques de rock sont des musiciens frustrés. C’est faux, s’amuse Marcus. Ce sont des DJs frustrés. » Dans Lipstick Traces, comme le faisait d’ailleurs le conférencier découvrant les thèmes de son allocution à Zurich en 2016, on zappe, on crée du lien, on associe.

Alliant librement musique, littérature et politique, Marcus privilégie plusieurs échos de son cri unificateur : le punk d’abord, porte d’entrée dans le livre, dada ensuite, dans le Berlin et le Zurich des années 1910, l’Internationale situationniste, enfin, à partir de 1957, et par extension les critiques de la société du spectacle élaborées par Guy Debord.

Dans « Anarchy in the UK », des Sex Pistols, avec sa proclamation « I am an Antichrist », Greil Marcus voit une manifestation étouffée de la performance oubliée de Michel Mourre, compagnon des lettristes qui, à Notre-Dame, le 9 avril 1950, s’était déguisé en dominicain pour annoncer à cinq mille fidèles que Dieu était mort. Dans le dernier concert des Sex Pistols, auquel Marcus assiste à San Francisco, le 14 janvier 1978, l’auteur entend le langage, exacerbé cette fois-ci, du Cabaret Voltaire zurichois, sa violence, sa cacophonie et ses altercations avec le public. Le No Future des punks est une réactualisation des idées apocalyptiques situationnistes plongées dans l’ironie et la performance dada.

L’exercice mené par Marcus tout au long de ce livre érudit et brillant est aussi intrinsèquement théorique, et il est frappant de voir à quel point son entreprise dialogue avec d’autres essais plus récents. Dans L’Atlantique noir, par exemple, texte majeur de Paul Gilroy paru en 1993, c’est bien aussi la circulation d’expériences intellectuelles et musicales qui permet à l’auteur de décortiquer les brassages de la diaspora noire, qu’il considère comme une contre-culture de la modernité.

Dans Lipstick Traces, Greil Marcus participe d’une pensée pionnière lorsqu’il détache les phénomènes culturels de leur territoire et met en lumière leurs articulations. En revanche, par les exemples choisis, européens et américains, eurocentrés pourrait-on dire, Marcus reste un auteur ancré dans son temps. Dommage que son modèle ne s’ouvre pas davantage, que l’on se contente d’évoquer le caractère multi-culturel du Londres des Sex Pistols et qu’on cantonne Michael Jackson à une simple réflexion sur les lois du marché.

Lipstick Traces, Une histoire secrète du vingtième siècle, Greil Marcus, traduit de l’anglais (des États-Unis) par Guillaume Godard, édition revue et augmentée, Allia, 560 p., 30 euros.

Greil Marcus sera au Nouveau Théâtre de Montreuil (93) le 5 mai, au Mona Bismarck American Center (Paris XVIe) le 7 mai (avec Olivier Assayas) et à la Maison de la poésie (Paris IIIe) le 9 mai.

Littérature
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