[TRIBUNE] Migrants : la véritable portée d’un sauvetage

Pour les docteurs Ariane Junca et Bernard Granjon de Médecins du monde, « il est des exigences d’humanité qui dépassent toutes les autres et auxquelles nul ne devrait se soustraire ».

Ariane Junca  et  Bernard Granjon  • 21 juin 2018
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[TRIBUNE] Migrants : la véritable portée d’un sauvetage
© photo : GERARD BOTTINO / CROWDSPARK

Nous avons tous admiré la démarche héroïque de Mamoudou Gassama, ce jeune Malien en situation irrégulière sur le sol français, qui n’a pas hésité à mettre sa vie en danger pour sauver un enfant dramatiquement accroché à la balustrade d’un balcon. Cette leçon de courage a été justement saluée et récompensée par les plus hautes autorités de notre pays, ce dont nous ne pouvons que nous féliciter.

Dr Ariane Junca est coresponsable du projet frontière transalpine Médecins du monde Paca Dr Bernard Granjon est ancien président de Médecins du Monde
Mais, chemin faisant, ont-elles vraiment appréhendé toute la portée de ce geste qui va bien au-delà du simple courage ? L’exploitation un peu facile et démagogue qui en a été faite, ne contribue-t-elle pas à occulter la principale leçon que nous donne ce valeureux sans-papier : il est des exigences d’humanité qui dépassent toutes les autres et auxquelles nul ne devrait se soustraire.

Impitoyable politique d’exclusion

Car, au même moment, dans les montagnes briançonnaises où nous intervenons auprès des migrants en situation irrégulière, trois personnes perdaient la vie dont une femme retrouvée noyée dans les eaux glacées de la Durance, toutes trois victimes indirectes des forces de l’ordre lancées à leur poursuite au nom d’une impitoyable politique d’exclusion.

Toutes les nuits arrivent au « Refuge » de Briançon, le local mis à disposition par la communauté de communes, entre 10 et 50 migrants exténués, affamés, frigorifiés et pourtant remplis d’espoirs et d’attentes. Beaucoup sont des mineurs donc théoriquement inexpulsables de par la loi, à moins que, au nom de critères mal définis, les autorités ne les « démineurisent», c’est-à-dire en fassent des migrants comme les autres.

Dès lors, il devient possible de les renvoyer en Italie en vertu des accords de Dublin qui permettent d’expulser les migrants dans le pays où ils ont laissé leurs empreintes en pénétrant dans l’espace européen, en pratique essentiellement la Grèce ou l’Italie.

Compassion humanitaire

Tous les arrivants de la nuit, à Briançon, sont censés en repartir le lendemain, ou le surlendemain, après avoir été accueillis, écoutés, soignés, nourris à raison de soixante-dix repas fournis matin et soir par des bénévoles. Certains seront alors hébergés dans des familles environnantes, alphabétisés, aidés de multiples façons par des femmes et des hommes de bonne volonté faisant passer la compassion humanitaire avant toute autre considération, en dépit des multiples contraintes matérielles, sociales et psychologiques que l’on peut imaginer.

Ce faisant ils risquent de tomber sous l’accusation d’aide à étranger en situation irrégulière, au même titre que de vulgaires passeurs. Cette menace est encore plus présente lorsqu’il s’agit d’héberger des mineurs, ce que la loi interdit formellement, mais a-t-on le choix lorsqu’il apparaît que l’État lui-même est dans l’impossibilité, dans tout le Sud-Est, de réaliser cet accueil, comme l’exigeraient pourtant ses propres lois ?

Compagnons « restés dans l’eau »

Ce qui est vrai des particuliers l’est tout autant pour les structures associatives tentant de pallier ces manquements et qui, loin d’être aidées ou encouragées, voient leurs subventions réduites voire supprimées ! À trop bien accueillir les migrants, à trop écouter le récit de leurs souffrances, ne risque-t-on pas de favoriser cet effet « d’aspiration » dont certains bien-pensants brandissent la menace ?

Pourtant, cette ville, admirable de dévouement et de militantisme, ne constituera qu’une étape d’un parcours aussi interminable que désespérant. La plupart de ces migrants continueront leur périple vers une grande ville à la recherche d’un travail, d’un toit ou d’une autorisation officielle, une aventure semée d’embûches qui prolongera douloureusement les multiples exactions subies dans les prisons libyennes, la traversée de la Méditerranée et ces milliers de compagnons « restés dans l’eau » – une expression que nous n’avons que trop entendue à l’écoute de leurs récits. Quelle que soit leur fortune ou plus souvent leur infortune, où trouveront-il, autant qu’à Briançon, la compassion qu’ils sont venus chercher ?

Certes le problème migratoire n’est pas facile à régler, il faut intervenir à la source comme il est souvent dit, mais Mamoudou a-t-il attendu que l’on désigne un éventuel responsable pour porter secours à cet enfant en détresse ? Au-delà des honneurs prodigués à son sauveteur, la véritable leçon à tirer de cet épisode n’est-elle pas la honte que nous partageons tous, nous autres nantis, de faire la sourde oreille à l’appel de nombre de migrants en laissant mourir des milliers de nos semblables désespérément accrochés aux balcons de l’oppression et de la misère ?

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Tribunes

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