« La Permanence », d’Alice Diop : Médecine d’urgence

Dans La Permanence, Alice Diop filme les consultations d’un généraliste de l’hôpital Avicenne, à Bobigny, recevant des migrants dénués de tout.

Christophe Kantcheff  • 4 juillet 2018 abonné·es
« La Permanence », d’Alice Diop : Médecine d’urgence
© photo : DR

E lle a eu une vie de merde. » Le propos est lapidaire. Il explique en quelques mots pourquoi la femme que l’on voit de dos, venue d’Afrique du Sud, a éclaté en sanglots, manifestant une douleur intense, comme si elle revivait les épreuves qu’elle a traversées.

Nous sommes à la permanence d’accès aux soins de santé (Pass) de l’hôpital Avicenne, à Bobigny, en Seine-Saint-Denis. Dans ce petit cabinet, le Dr Geeraert reçoit gratuitement des personnes sans protection sociale, pour la plupart des migrants fraîchement arrivés sur le sol français, souffrant de multiples maladies et traumatismes.

C’est le médecin qui, pour la psychologue à ses côtés, a résumé sans fioritures l’existence de cette femme s’exprimant en anglais et ne comprenant pas le français, comme beaucoup des migrants qui passent devant lui. Il ne faut pas croire que le Dr Geeraert manque d’empathie envers ses patients ni de respect à leur égard. Bien au contraire, il est attentif à ce qu’on lui dit et devine ce qu’on ne lui dit pas. Il reconnaît immédiatement sur les corps les marques d’un passé martyrisant. Il sait ce que ces gens endurent ; il le sait mieux que personne.

La caméra d’Alice Diop ne bougera pas de cet endroit. Pas besoin d’aller loin pour rendre compte des fracas du monde. Ni de se donner des allures d’aventurier. Il s’agit de bien choisir où regarder et trouver la juste place de sa caméra. Celle-ci se tient derrière l’épaule du praticien ou, plus rarement, derrière le patient. Même s’il y a quelques regards caméra, inévitables, on ne sent pas les malades perturbés par la présence de la cinéaste (au cadre) et de son ingénieur du son (à la perche). Ils sont suffisamment encombrés par leurs douleurs, leurs hantises, leurs fantômes.

Beaucoup souffrent des séquelles des coups reçus dans leur pays, en proie à des conflits, des guerres civiles, des dictatures. Ils ont des vertiges, des malaises, flirtent avec la dépression. Ils sont seuls, loin de leurs proches, sans argent pour les appeler. Ils cherchent un endroit pour dormir, le 115 ne répond pas, sont obligés de tricher pour passer une nuit, avec d’autres, dans une chambre d’hôtel. On ne sait ce qu’ils font de leurs journées, sinon attendre un rendez-vous à la préfecture, un récépissé…

La France qui soulage (un peu) leurs maux et leur peine se réduit à ce petit local, à ces blouses blanches sans moyens. La psychologue est en retrait, se retire parfois avec l’un d’eux pour qu’il parle, mais le travail dans la durée est impossible. Le docteur sait qu’il pratique une médecine de première nécessité. Évidemment insuffisante. Position humble – que l’on ressent dans son attitude, ses regards, ses silences – et pourtant indispensable. Il faudrait beaucoup plus pour les soigner : un changement dans la politique de santé publique, une révolution dans notre rapport à autrui. Il faudrait un autre monde.

La sortie en DVD de La Permanence, d’Alice Diop, en salle il y a deux ans, a un relief particulier à l’aune de notre actualité. La cinéaste a mis ces quelques mots de Fernando Pessoa en exergue de son film : « On m’a parlé de peuples et d’humanité. Mais je n’ai jamais vu de peuples ni d’humanité. J’ai vu toutes sortes de gens, étonnamment dissemblables. Chacun séparé de l’autre par un espace dépeuplé. »

La Permanence, Alice Diop, Docks 66 (1 DVD).

Cinéma
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