Psychanalyse du patrimoine oral

Avec Faces cachées, le quintette vocal Têtes de chien offre une relecture puissante du répertoire enfantin traditionnel.

Lorraine Soliman  • 27 novembre 2018 abonné·es
Psychanalyse du patrimoine oral
© photo : Marie Chapelet

Après la Psychanalyse des contes de fées (1), voici le passage sur le divan des chansons traditionnelles enfantines. Loin des précipitations discographiques du monde de la chanson, les Têtes de chien jouent sur le temps long. Six ans ont passé depuis leur splendide Portraits d’hommes (Frémeaux, 2012), présenté dans ces pages en novembre 2012. Six années d’intense maturation (nourrie de projets individuels et collectifs pour chacun), dont les Têtes de chien ressortent toujours plus convaincants. Un travail de fond qui donne naissance à un objet vocal décapant : le dévoilement virtuose des « faces cachées » – et même enfouies dans l’inconscient collectif – de nos chansons dites « d’enfance ».

À l’heure où le patrimoine en langue française que l’on appelait autrefois « folklorique » souffre d’un grand désintérêt, dans un mouvement d’« inhibition de sa propre culture », rappelle Grégory Veux, le baryton de la bande, les Têtes de chien s’en emparent et le détricotent avec un regard incisif et un talent fou. Celles et ceux qui demandaient à ces maîtres du désenfouissement des perles anonymes d’interpréter des chansons plus connues pourront se croire un temps servis avec ce disque. Mais ils s’apercevront vite que fredonner « Jean Petit qui danse », « Compère Guilleri » ou « Trois jeunes tambours » avec les Têtes de chien n’est pas une mince affaire. On est à l’opposé de la compilation gentille à offrir au petit neveu en période de sapins éclairés.

Pour commencer, et au cas où on l’aurait oublié, ces chansons abordent crûment les plus grands tabous universels : le cannibalisme (« Il était un petit navire »), l’inceste (« Sur l’pont du Nord »), le désir sexuel souvent, jusqu’au viol (« À la pêche aux moules »), sans oublier la mort, omniprésente… Décidément, ce répertoire « qui ne s’écrit pas mais se dit de bouche-à-oreille », tel que revisité par Justin Bonnet (baryton basse, directeur artistique) et ses compères, s’adresse aux oreilles averties et prêtes à un chambardement joyeux et corrosif des mélodies fameuses. Le talent iconoclaste de Philippe Bellet, Justin Bonnet, Henri Costa, Didier Verdeille et Grégory Veux, avec la complicité de la chanteuse et compositrice Caroline Marçot, spécialiste des polyphonies médiévales, a donné jour à des combinaisons sonores ébouriffantes. Ainsi « Cadet Roussel » prend-il un air de raï, « Auprès de ma blonde » un élan très spiritual, « Dans les prisons de Nantes » nous emmène en Inde avec des percussions vocales – a cappella oblige – d’une virtuosité exceptionnelle, une version méconnue de « Ne pleure pas Jeannette » rencontre celle que nous connaissons tous, etc.

Et comme ces cinq chanteurs aux casquettes multiples ont également de sérieux dons pour la comédie, leur musique s’accompagne d’une mise en scène d’Annabelle Stefani, et une mise en lumière signée Ruddy Fritsch et Sébastien Sidaner. Les Parisiens (en tête) pourront en profiter cette fin d’année, ce qui ne devrait pourtant pas les empêcher de se procurer le disque, car il recèle des « faces cachées » qui ne sont pas toutes transposables sur scène.

(1) Titre en français d’un ouvrage du pédagogue et psychologue Bruno Bettelheim paru en 1976.

Faces cachées, Têtes de chien, To&Ma/DifferAnt. En concert les 28 novembre, 9 et 12 décembre au Théâtre de Ménilmontant, Paris XXe.

Musique
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