DoubleBob : Un auteur très habité

Avec Mes Locataires, DoubleBob dessine/écrit la vie en soi. Une expérience trouble et poétique.

Marion Dumand  • 11 décembre 2018 abonné·es
DoubleBob : Un auteur très habité
© photo : frémok/frmk

C’est un tout petit carnet qui tient dans le creux de nos pognes. Tout y est fait main, écrit, dessiné, découpé, scotché, jusqu’à l’ISBN collé dans un coin. D’ISBN, il n’y eut d’abord pas, l’ouvrage ayant été produit en micro-édition par L’Allumette, avec couverture sérigraphiée et reliure manuelle, avant d’être retravaillé par le FRMK, éditeur traditionnel de DoubleBob. Comme Base/Zone, son livre précédent, Mes Locataires se glisse dans la poche : il se lit tel qu’il a dû être écrit.

DoubleBob pérégrine et s’arrête par-ci par-là, il dessine en cours de route ou posé dans sa caravane immobile, chope de drôles de supports – papiers, bouts de ci, bouts de ça, et ici un vieux facturier bien jauni, avec ses lignes rouges et ses formules répétitives, rouges aussi, qui revit, habité soudain par des locataires d’encre bleu carbone, quelques coups de correcteur blanc et du scotch de peintre à peine opaque.

Les locataires ? Chaque individu possède « un corps tangible mais aussi six chambres/corps […] qui doivent être vides ». Parfois, elles s’emplissent, contenant alors chacune deux entités. Soit un total de douze êtres, rationalise une femme médecin et magicienne dans un petit schéma circulaire. « C’est comme si on enfermait plusieurs personnes dans une même pièce trop longtemps », image-t-elle, avant d’entamer un questionnaire tout psy (« Vous peinez à garder le contrôle ? Est-ce que vous avez des pensées incohérentes ? ») et de conclure : « Nous allons arranger ça. »

© Politis

Ça. On oublie, ou pas, la psychanalyse et ses pulsions inconscientes. Ça, ce sont douze personnages et six duos, dans des corps entre caverne et cocon. Le premier nous met immédiatement dans le bain. Il a un gros crâne et un petit museau, des yeux ronds et une langue humide, il est plein de bouteilles et de gouttes, souvent il se pisse dessus. « Je l’aime. Il sait que rien n’a d’importance. » Son binôme a un air malicieux, un sac à dos et la braguette ouverte. Elle s’appelle Jésus et se chamaille avec le premier. C’est compter sans la « soigneresse » : tchac, d’un coup de couteau, le cordon est coupé.

La présentation des locataires par « chambre-corps » continue. L’hécatombe aussi. Certains n’ont pas de nom, mais sont. Il y a les mains moignons de celui qui a peur de tout « car il ne sait rien oublier », les joues colorées de celle qui dort peut-être. D’autres ont une lettre, « K » et son livre sur les oiseaux, « R et R » aux visages noirs, rencontrés dans un bus une nuit, « M + H » qui sont toujours là et dansent tout le temps, « Z » comme Zorro…

Il y a l’incroyable Harlem, « japonais et perpétuellement ivre », avec médicaments, haïku, crocodile et bâton. Et la splendide AEIOU, une louve nourricière aux oreilles de fennec, entourée de tambouille, de fruits et de graines : « A, E, I, O, U est différente/(elle a sa propre constellation). » Tchac tchac tchac. Couteau. Ombilics tranchés. Chambres vides et rangées. Heureusement vient l’épilogue, et la joie vitale.

À lire les noms, à regarder les lettres, on sait qu’avec DoubleBob tout fait signe : que l’écriture est dessin, que le dessin a son alphabet. Rien n’a de rôle fixé une fois pour toutes. Les mots se raturent, se soulignent, se chevauchent ou se fendent. Les lettres muent : « e » à cinq ou six branches, « o » en tableau paysager. Le « i » d’épilogue est un trait accolé à une petite boule pleine ; couché à terre, à la fin du mot, il redevient graines ou allumettes, comme il apparaît tout au long du récit ; et si le trait s’assouplit, herbes ou germes emplissent les pages.

Tuyaux organiques, pointillés cheminant ou liant, traits formant des pouvoirs, voire des visages, yourte et nuages issus de tétraèdres agglutinés… Des motifs reviennent, s’organisent en phrases nouvelles, deviennent polysèmes. Ils flottent bleu dans la page, désorganisent ensemble l’espace. Dessins et mots sont mêmes ; ils sont l’intime de ­DoubleBob. Ses livres sont ses strates, étranges et drôles. Suspendues. Des (en)quêtes poétiques.

Mes locataires, DoubleBob, FRMK, coll. « Fleurette », 96 p., 13 euros, et Base/Zone, 2016.

Littérature
Temps de lecture : 4 minutes
#BD