L’aura d’Isadora

Figure iconique au destin tragique, l’Américaine Isadora Duncan réapparaît dans un spectacle et dans un film.

Jérôme Provençal  • 20 novembre 2019 abonné·es
L’aura d’Isadora
© Camille Blake

Née en 1877, Isadora Duncan est d’abord entrée dans l’histoire grâce à son art choré-graphique libre et audacieux, en rupture franche avec le ballet classique. L’aura qui l’entoure résulte également d’une existence particulièrement tragique. En avril 1913, Deirdre et Patrick, ses deux enfants, âgés de 6 et 2 ans, se noient dans la Seine, à Paris, lors d’un accident de -voiture. Ce drame terrible éveille en elle une « douleur intarissable », ainsi qu’elle l’écrit dans son auto-biographie (1), et lui inspirera le solo La Mère, pièce phare de son répertoire.

En août 1914, le destin frappe de nouveau Isadora Ducan en plein cœur : elle accouche d’un enfant qui meurt quelques heures après sa naissance… Enfin, le 14 septembre 1927, à Nice, elle est emportée à son tour par la grande faucheuse, d’une façon aussi absurde que brutale. Alors qu’elle se trouve à bord d’une voiture, vitre ouverte, son long foulard se prend dans les rayons de l’une des roues : elle est éjectée violemment du véhicule et meurt sur le coup.

Près de cent ans après, le chorégraphe français Jérôme Bel – qui évolue sur le versant le plus expérimental de la danse contemporaine – redonne vie à cette femme devenue légendaire via sa nouvelle création, simplement intitulée Isadora Duncan. «Je suis proprement sidéré par sa créativité, déclare Jérôme Bel. Elle chorégraphie très jeune en balayant d’un geste souverain toute la tradition qui la précède et elle invente son propre langage. »

Se fondant en particulier sur l’autobiographie d’Isadora Duncan, la pièce évoque les grandes étapes de sa vie et restitue les traits saillants de son œuvre. À rebours d’une célébration pompeuse, elle adopte la forme d’une sorte de conférence dansée au ton neutre, sans pathos, et s’inscrit dans un dispositif à la fois frontal et minimaliste (aucun élément de décor), typique de Jérôme Bel. Lui-même sur scène, le chorégraphe présente d’abord la pièce puis accueille sa principale interprète, la danseuse française Élisabeth Schwartz, âgée de 69 ans, qui porte la danse d’Isadora Duncan depuis plus de quarante ans.

Suivant les indications en direct de Jérôme Bel, Elisabeth Schwartz réinterprète les motifs et les jalons les plus marquants de la danse de Duncan, notamment La Mère. Vers le milieu de la pièce, une douzaine de personnes du public, invitées à monter sur scène, la rejoignent et, par le biais d’exercices collectifs, l’accompagnent dans son acte de transmission.

Essentielle aux yeux d’Isadora Duncan, qui consacra beaucoup d’énergie à la pédagogie et ouvrit plusieurs écoles de danse (ses disciples les plus connues étant joliment appelées les Isadorables), la volonté de transmission sous-tend ainsi toute la pièce. Délibérément didactique, anti-spectaculaire, celle-ci parvient toutefois à stimuler l’œil et l’esprit grâce à la prestance superbe d’Élisabeth Schwartz, exempte de toute ostentation.

Un même geste de transmission anime et traverse Les Enfants d’Isadora, nouveau long métrage du jeune cinéaste français Damien Manivel (Un jeune poète, Le Parc). Découpé en trois parties distinctes se faisant intimement écho, le film – qui se situe à la lisière du documentaire et de la fiction – suit quatre femmes (deux danseuses, une chorégraphe et une spectatrice) mises en contact avec La Mère et observe ce que ce solo empreint d’une douleur profonde suscite en elles. Peut-être par excès de retenue, le film semble hélas rester à la surface de son sujet, peine à s’incarner vraiment, et l’émotion ressentie par ces femmes ne se transmet que trop peu aux spectateurs.

(1) Ma Vie, Gallimard, 1998.

Isadora Duncan, Jérôme Bel, 28-30 novembre à la Commune, Aubervilliers, dans le cadre du Festival d’automne.

Les Enfants d’Isadora, Damien Manivel, 1 h 24.

Spectacle vivant
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