Kiki Smith : Un regard précieux

La Monnaie de Paris présente la première rétrospective en France de l’Américaine Kiki Smith, qui développe depuis quarante ans un riche univers protéiforme.

Jérôme Provençal  • 18 décembre 2019 abonné·es
Kiki Smith : Un regard précieux
© Claudine Collin

Majestueux édifice surplombant la Seine, dans le VIe arrondissement de Paris, l’hôtel de la Monnaie abrite à la fois la Monnaie de Paris (institution vénérable chargée, entre autres missions, de fabriquer monnaies et médailles) et le musée de la Monnaie, destiné à mettre en valeur l’activité productive de l’établissement.

Au début des années 2010, afin d’inscrire davantage le lieu dans le présent et de l’ouvrir à un autre public, un programme d’expositions d’art contemporain a été inauguré. Consacrée au très iconoclaste artiste américain Paul McCarthy, l’exposition Chocolate Factory a marqué en 2014 le début de ce programme. Aussi ambitieux qu’original, il a par la suite permis d’explorer les univers d’artistes tels que Marcel Broodthaers, Maurizio Cattelan (1), Jannis Kounellis, Subodh Gupta ou Thomas Schütte.

Hélas, la Monnaie de Paris – établissement public qui dépend du ministère de l’Économie et des Finances – a décidé de mettre fin à son incursion dans le champ de l’art contemporain. Particulièrement attristante, la nouvelle a été annoncée le 16 octobre dernier par la voix de Marc Schwartz, nommé directeur général de la Monnaie en novembre 2018. Celui-ci a déclaré vouloir « gagner en lisibilité, renforcer la cohérence entre la programmation et l’identité de la Monnaie, améliorer les résultats économiques, s’ouvrir à tous et accueillir un public plus large ». Une fois encore, la volonté de rentabilité annihile la recherche de créativité, l’appât du gain l’emporte sur l’apprentissage du goût…

Frappée du sceau grisâtre du conservatisme, cette décision a provoqué le départ, fin octobre, de Camille Morineau, qui était directrice des expositions et des collections de la Monnaie de Paris depuis décembre 2016. Elle a par ailleurs entraîné l’annulation de l’exposition Jean Tingueey prévue au printemps 2020.

Reste à découvrir, jusqu’au 9 février, la superbe exposition Kiki Smith, que l’on doit à Camille Morineau et à Lucia Pesapane, commissaire d’exposition et responsable de la programmation artistique à la Monnaie de Paris (qu’elle s’apprête également à quitter).

Il s’agit de la première grande exposition personnelle consacrée en France à cette artiste américaine, née en 1954, dont les premières créations – des sculptures – datent de la fin des années 1970. Foncièrement inclassable, Kiki Smith se distingue d’abord par la grande variété des moyens d’expression qu’elle emploie (sculptures, dessins, installations, gravures, tapisseries…) et des matériaux qu’elle utilise (bronze, plâtre, bois, verre, porcelaine, papier…).

L’exposition rassemble près d’une centaine d’œuvres, dont certaines réalisées spécialement pour l’occasion. Conçue en dialogue étroit avec l’artiste, sans suivi chronologique ni axe -thématique, elle offre aux regards une expérience à l’image de son œuvre : contrastée et ouverte au possible.

« Je m’intéresse depuis longtemps au travail de Kiki Smith, en premier lieu pour des raisons artistiques, bien sûr, explique Lucia Pesapane. À côté de cela, je suis également très sensible à son engagement politique, son positionnement féministe en particulier, qui s’est surtout manifesté durant les années 1970 et 1980. Elle fait partie de ces artistes qui, à cette époque, ont contribué à faire émerger la voix des femmes. »

Si elle accorde une place essentielle aux femmes, via notamment des figures iconiques récurrentes (par exemple la Vierge Marie et sainte Geneviève, la patronne de Paris), la pratique artistique de Kiki Smith ne saurait toutefois se réduire à cette seule dimension – aussi importante soit-elle. Attentive à l’être humain en général, qu’elle représente jusqu’au plus intime (voir ses ardentes sculptures de corps écorchés), l’artiste embrasse aussi d’un regard aimant les animaux et la nature, comme le reflète Sleeping, Wandering, Slumber, Looking About, Rest Upon (2009-2019), large composition sculpturale en bronze visible au début de -l’exposition. En outre, elle tend depuis quelque temps vers le cosmos, ce que révèle par exemple la série inédite des –Sungrazers.

Très dynamique, la scénographie de l’exposition – signée Laurence Le Bris – dessine un parcours sinueux et stimulant à travers les espaces, sur deux niveaux, du bâtiment de la Monnaie de Paris qui accueille les expositions temporaires. Chaque salle est une surprise, amenant à découvrir un autre aspect de l’univers protéiforme de Kiki Smith, du merveilleux au ténébreux, du microscopique au macroscopique.

Jalonné de visions puissantes, dont une variation féminine littéralement renversante sur la crucifixion du Christ (Untitled) et une évocation du supplice des bûchers infligé aux femmes accusées de sorcellerie (Pyre Woman Kneeling), le parcours se poursuit dans les cours extérieures, où se dressent deux sculptures, Mary Magdalene et Seer (Alice I).

En complément de son exposition, l’artiste états-unienne – grande collectionneuse de monnaies et de médailles du monde entier – présente quelques œuvres au sein du musée de la Monnaie, mises en relation avec des pièces historiques de celui-ci.

(1) Lire Politis n° 1433-1434, 21 décembre 2016.

Kiki Smith, la Monnaie de Paris, Paris VIe, jusqu’au 9 février, monnaiedeparis.fr

Culture
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