Censure : L’art pour cible

Avec L’Œuvre face à ses censeurs, l’Observatoire de la liberté de création propose un guide pratique, un exposé de son action et une histoire de la censure en treize cas de ces deux dernières décennies.

Christophe Kantcheff  • 29 janvier 2020 abonné·es
Censure : L’art pour cible
© En 2011 à Paris, manifestation de chrétiens traditionalistes contre la pièce Golgota Picnic, de Rodrigo García. nJOEL SAGET/AFP

Vous êtes un artiste, un lieu, un festival et vous êtes sous la menace d’un acte de censure ou vous le subissez effectivement. Comment réagir ? Il y a peu, le désarroi était dominant. La donne est en train de changer car, dans le combat contre la censure, un acteur a pris de l’importance : l’Observatoire de la liberté de création.

Fondée en 2002 sous l’égide de la Ligue des droits de l’Homme, alors que se manifestait un « retour de l’ordre moral et religieux » lié à « la montée en puissance de l’extrême droite », cette organisation de bénévoles, ne faisant appel à nulle subvention, regroupe désormais de nombreux partenaires impliqués dans le monde des arts et de la culture. Parmi ceux-ci : la Société des gens de lettres, la Fédération nationale des arts de la rue, le Syndéac, le Syndicat français des artistes-interprètes, les Forces musicales, la Société des réalisateurs de films, l’Acid, la CGT-Spectacle, ou encore la Ligue de l’enseignement. Ainsi que des philosophes, des historiens, des juristes, des critiques…

Cet observatoire, qui fonctionne en collectif et dans l’interdisciplinarité – chose rare dans le militantisme – publie aujourd’hui un guide pratique intitulé L’Œuvre face à ses censeurs. « L’ambition de ce guide est de sensibiliser les élus, les responsables d’établissements et de lieux culturels, les artistes et leurs structures et, de façon générale, les citoyens à la liberté de création et de diffusion des œuvres. Que chacun connaisse mieux ses droits et ses obligations, comprenne comment il peut résister à la censure ou aux demandes de censure, ou sache ce à quoi il s’expose quand il censure », lit-on dans l’introduction.

Ce livre a d’abord une ambition pédagogique et c’est ainsi qu’il se présente : sous forme de « cas », traités formellement de manière identique, avec des rubriques récurrentes (« Identification de l’œuvre et de son régime de diffusion » ; « Modalité de la demande de répression ou de censure de l’œuvre » ; « Quel est le public concerné » ; « Quelle a été la réponse politique », etc.). Ces treize cas de censure (ou tentatives) sont parmi les plus représentatifs auxquels l’observatoire a fait face en dix-sept ans d’existence et couvrent tous les champs artistiques. Parmi les plus notoires, citons les pièces de Romeo Castellucci et de Rodrigo García, l’exposition Exhibit B, le roman Le Procès de Jean-Marie Le Pen, de Mathieu Lindon, deux clips d’Orelsan, les spectacles Kanata et Les Suppliantes.

Fourmillant d’informations sur le contexte dans lequel ces affaires sont nées, sur leur déroulé et leur retentissement, notamment médiatique (une riche bibliographie est aussi proposée pour chacun des cas), ce guide atteint son but en restant toujours clair, y compris dans ses développements juridiques. Les divers mécanismes de la censure sont mis au jour, avec des considérations sur ce que cette notion même recouvre, qui revient le plus souvent à une entrave à la diffusion, tandis que les menaces, les intimidations et les victoires de ceux qui prônent les interdictions ont des effets souterrains délétères, à savoir : l’autocensure.

À vocation pratique, ne reculant pas devant les répétitions, dont on sait qu’elles sont la clé de la pédagogie, l’ouvrage contient aussi quantité de réflexions sur la nature des œuvres, leur autonomie et les conditions de leur réception, la spécificité de la fiction, qui est au cœur de l’argumentaire de l’Observatoire de la liberté de création, ou encore la question des publics.

Enfin, au fil de la lecture se dessine une histoire de la censure en France au cours des deux dernières décennies. Où l’on voit que l’État n’est plus en pointe dans les demandes d’interdiction et que, du point de vue législatif, si des dispositions restent à combattre, la loi sur la liberté de création de 2016, même imparfaite, atteste d’une avancée. En revanche, les tribunaux administratifs, surtout en matière de cinéma, constituent un point noir. Les attaques contre les œuvres viennent désormais de la société civile. Là aussi, une évolution a lieu. Aux traditionnels groupes d’extrême droite et intégristes se sont ajoutées des organisations qu’on n’attendait pas forcément dans ce combat-là : certaines associations féministes ou antiracistes (dans les affaires Orelsan, Exhibit B ou Les Suppliantes, par exemple). Le récit de cette histoire rend d’autant plus passionnante la lecture de L’Œuvre face à ses censeurs.

L’Œuvre face à ses censeurs, Observatoire de la liberté de création, La Scène, 448 pages, 24 euros.

Littérature
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