Les profs au bord de l’explosion

Face à Blanquer qui mélange les sujets (retraites, salaires, statut, temps de travail…), le corps enseignant, déjà en colère contre les réformes éducatives, multiplie les bras de fer et dénonce une pression insupportable.

Nadia Sweeny  • 22 janvier 2020 abonné·es
Les profs au bord de l’explosion
© Action à l’Académie de Haute-Garonne, le 15 janvier à Toulouse, contre la réforme du bac.Alain Pitton/NurPhoto/AFP

Ce vendredi midi devant l’inspection de l’Éducation nationale de Bagnolet, l’action a été brève. En quelques minutes, une quinzaine d’enseignant·es se sont rassemblé·es pour jeter de vieux manuels, des évaluations de CM1 et quelques chaises de maternelle par-dessus la grille fermée du bâtiment. Au bout de la rue, d’autres font le guet : prévenue, la police rôde. Puis toutes et tous s’éparpillent à la hâte pour rejoindre leurs établissements. Quand la police arrive, il n’y a déjà plus personne. « Ils font ça régulièrement un peu partout maintenant », avoue un policier un peu désabusé.

« On ne veut pas se faire embarquer », se justifie Mina, professeure de CM1, rejointe à quelques rues de là, entre les tours de cette commune de la banlieue parisienne. Malgré son engagement syndical chez SUD, elle refuse que son vrai nom apparaisse. « La répression est trop forte », estime-t-elle. C’est elle qui a apporté les feuilles d’évaluations qui volent encore devant l’inspection. « Les dernières réformes nous obligent à les faire. Depuis le début des années 2000, à chaque changement de gouvernement, on subit des réformes, les programmes changent, les manuels aussi. On n’a pas le temps de s’approprier les contenus qu’ils sont déjà modifiés pour des raisons politiques… On n’en peut plus ! »

Les retraites, point fort de la contestation, ont mis le feu aux poudres, mais le ras-le-bol des profs est global. Si le taux de grévistes diminue, les modes de mobilisation se diversifient et s’élargissent à l’ensemble des sujets sensibles. Cette semaine, la crispation tourne autour des épreuves du baccalauréat, qui ont démarré le 20 janvier. Les fameuses E3C, « épreuves communes de contrôle continu », mises en place par la dernière réforme du bac, conduite à marche forcée l’année dernière. « Cela représente de plus en plus de boulot pour les enseignants, dénonce Nicolas Glière, porte-parole du mouvement des “Stylos rouges”, lancé en novembre 2018. Les enseignants doivent préparer des sujets différents pour chaque établissement : ce n’est plus du tout un bac universel ! Et puis ils ne sont payés qu’1,43 euro par copie, contre 5 pour les épreuves finales… » Même des lycées huppés, réputés timides en termes de mobilisations, sont désormais au cœur de la lutte. À Louis-le-Grand ou Henri-IV – où Emmanuel Macron a terminé ses études secondaires –, les lycéen·nes bloquent et les enseignant·es annoncent le boycott des épreuves pour protester contre ce nouveau bac imposé par une réforme mal vécue.

« Au sein de l’Éducation nationale, il n’y a pas de consensus sur les objectifs éducatifs, analyse Géraldine Farges, maîtresse de conférences à l’université de Bourgogne Franche-Comté, membre de l’Institut de recherche sur l’éducation. L’enseignant, de plus en plus diplômé, professionnalisé et réflexif, met en avant sa propre expertise, liée à son expérience, alors, quand on lui en impose une d’en haut, ça crée une vraie défiance. Il y a un conflit d’expertise avec la hiérarchie. » Dans ce contexte, la hausse, en décembre dernier, de la prime annuelle aux directeur·rices d’académie et aux recteur·rices de l’Éducation nationale, pouvant désormais atteindre 50 000 euros, passe mal. « C’est de la provocation, estime Nicolas Glière. Le message est clair : on s’appuie sur les chefs. »

Pour tenter de calmer le jeu, Jean-Michel Blanquer sort le chéquier dans le dossier des retraites. Il propose de combler le manque à gagner de la réforme – qui pourrait atteindre entre 400 et 800 euros mensuels sur les pensions des enseignant·es – en annonçant une revalorisation salariale de 500 millions d’euros par an d’ici à 2021, soit… 40 euros par mois et par salarié·e. Rien de bien convaincant pour les profs en lutte. « Ça fait trois ans qu’on entend parler de revalorisation des salaires, lance Pierre, enseignant à Bagnolet. Notre point d’indice est gelé depuis 2010 : rien que pour rattraper notre perte de pouvoir d’achat depuis les années 1980, il faudrait nous augmenter de 40 %… » Soit un peu plus de 1 000 euros par mois. « Les 300 euros annoncés en septembre, c’était déjà du flan : c’est annuel, ça fait donc 25 euros par mois ! » proteste Mina. Face à cette réalité, même l’augmentation annuelle « par marches », devant atteindre un total de 10 milliards d’euros en 2037, s’effondre face à l’inflation, au gel du point d’indice, que le gouvernement entend faire durer encore jusqu’en 2022, et au retard pris sur les rémunérations.

Par ailleurs, histoire d’ajouter un peu plus de confusion à la manière dont cet argent pourrait être réparti, le ministre dit vouloir concentrer cet « effort considérable de la nation » sur les plus jeunes, en promettant une hausse de 70 à 90 euros aux salaires d’entrée dans la profession, qu’il a estimés à 1 600 euros… « On est plutôt à 1 400, rétablit Frédérique Rolet, secrétaire générale du Snes-FSU, syndicat majoritaire du second degré, reçue par le ministre le 13 janvier à l’ouverture des discussions sur ces modalités de rattrapage. Le ministre nous a transmis un calendrier de rencontres qui court jusqu’à fin juin, date à laquelle sera actée la programmation budgétaire censée inclure les augmentations. Mais on ne sait toujours pas dans quel cadre budgétaire cela va s’inscrire, sous quelle forme, grille indiciaire, etc. Pour le moment, il ne propose pas grand-chose, il joue sur les termes. On n’a jamais vu une loi de programmation budgétaire aussi longue : ça va contre l’annualité du budget, et même lorsqu’une programmation est pluriannuelle, elle est beaucoup plus précise. En fait, le ministre ne veut pas s’engager, il veut surtout faire diminuer le mouvement. »

Pour cela, Jean-Michel Blanquer demande aux enseignant·es un chèque en blanc : accepter la réforme des retraites discutée au Parlement mi-février et patienter jusqu’à fin juin pour une éventuelle augmentation salariale qui, outre le fait qu’elle ne comblera pas les pertes, inclura un certain nombre de contreparties, dont une augmentation du temps de travail. Le ministre reprend ainsi une vieille rengaine sarkozyste de 2012. Et ce même si, dans le premier degré, le nombre d’heures d’enseignement est déjà plus élevé que pour la moyenne des pays de l’OCDE. En 2017, les profs ont travaillé 900 heures en France, contre 794 heures dans les pays de l’organisation, et même 677 en Finlande, où les résultats scolaires sont nettement meilleurs qu’en France… Faire travailler les profs davantage n’accroît pas la réussite d’un système éducatif.

Mais Blanquer saisit l’occasion du débat sur les retraites pour lancer la question bien plus vaste de la redéfinition de ce qu’il appelle pompeusement « l’enseignant du XXIe siècle », ouvrant de nouveaux fronts sur les missions et le statut des profs. C’est l’un des sujets phares des rencontres qu’il prévoit jusqu’à fin juin avec les partenaires sociaux. « Déjà, exiger une contrepartie à l’augmentation du salaire, ce n’est pas augmenter les salaires. Mélanger tous les sujets fait l’effet d’un sac de nœuds qui cristallise les mécontentements, commente Géraldine Farges. Les deux sujets du salaire et de la mission sont pensés ensemble, alors qu’ils ne sont pas corrélés. Les corréler passe pour une sorte d’opportunisme politique, un tour de passe-passe… »

Pour Nicolas Glière, « c’est une stratégie habituelle du ministre : il ouvre plusieurs fronts, on est attaqués de partout, puis il feint de faire quelques concessions pour finir par faire passer ce qu’il voulait dès le départ. » Du côté de Bagnolet, on qualifie cette stratégie de « thatchérienne » : « Le gouvernement veut casser les deux grands corps mobilisés, les transports et l’éducation, et détruire notre statut d’enseignant pour recruter plus de contractuels. On est déjà à 30 %, c’est une forme de privatisation rampante », analyse Pierre, désabusé, qui prévoit de durcir le mouvement avec un exemple à suivre : « Les seuls qui ont obtenu quelque chose de ce gouvernement, ce sont les gilets jaunes »…

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