« Brooklyn Secret », d’Isabel Sandoval : Être pleinement soi-même

Dans Brooklyn Secret, Isabel Sandoval met en scène avec beaucoup de délicatesse une femme transgenre, immigrée philippine à New York.

Christophe Kantcheff  • 1 juillet 2020 abonné·es
« Brooklyn Secret », d’Isabel Sandoval : Être pleinement soi-même
© JHR Films

rooklyn Secret, le troisième long métrage d’Isabel Sandoval, rappelle une leçon de cinéma fondamentale : point n’est besoin d’exacerber les sentiments du spectateur pour que celui-ci prenne la mesure de l’angoisse éprouvée par des personnages. Nous sommes trop souvent rompus à un cinéma d’effets, non pas spéciaux dans ce cas, mais au contraire à dessein réaliste ou naturaliste. Pour signifier la terreur, on terrorise le spectateur. Cette équation est de courte vue (un comble, au cinéma) et contre-productive : le choc émotionnel ressenti finit par occulter les affects des personnages eux-mêmes. Plus d’un « grand auteur » s’y est livré, tel Michael Haneke en Europe ou Brillante Mendoza aux Philippines.

On ne cite pas ce pays et ce cinéaste par hasard puisqu’Isabel Sandoval est sa compatriote. Mais les points communs s’arrêtent là. Sur le plan esthétique, Isabel Sandoval préfère la suggestion, l’économie de moyens et une élégance dans les choix de mise en scène ou de montage qui cependant n’édulcorent rien. Autrement dit, elle laisse une place accrue à l’imaginaire du spectateur et à la liberté du personnage.

Olivia, au centre de –Brooklyn Secret, est une immigrée sans papiers à New York, et transgenre. Première image du film : elle est réveillée la nuit par un appel de sa mère, vivant au pays, qui lui demande régulièrement de l’argent. Olivia travaille comme aide à domicile auprès d’une vieille femme (Lynn Cohen) qu’elle entoure avec douceur. Par ailleurs, elle donne régulièrement de l’argent à un homme qui « joue » son compagnon à l’extérieur pour éviter les contrôles policiers, et qui, peut-être, acceptera un mariage blanc.

Inutile de dire que ce personnage d’Olivia cumule les handicaps. Elle est en partie inspirée d’Isabel Sandoval elle-même, qui est transgenre et a choisi de l’interpréter. La réalisatrice est parfaite dans ce rôle, le prosaïsme des situations ne diminuant pas sa beauté, ce qui résume bien l’éthique du film : la pauvreté et la stigmatisation n’impliquent pas la laideur.

Un plan furtif sur des policiers procédant à une arrestation d’une femme étrangère ou des bribes d’un discours xénophobe de Donald Trump diffusé à la radio suffisent à signifier le danger qui pèse sur Olivia. L’idylle qui se noue entre elle et Alex (Eamon Farren), le petit-fils de la vieille dame dont elle s’occupe, est montrée avec la même subtilité. Alex est en quelque sorte l’opposé d’Olivia : un mâle blanc, pistonné auprès de son oncle pour trouver un boulot, buveur, amateur de sports de combat. Pour autant, et malgré ses préjugés, Alex n’a rien d’une brute, au contraire. Olivia n’a pas le courage de lui révéler le passé de son identité sexuelle. La réalisatrice montre tout à la fois le désir de cette femme et sa fragilité, parce que son silence la fait marcher sur une ligne de crête. À la merci de son secret.

Tourné à New York, près de Brighton Beach, Brooklyn Secret se situe aux antipodes de la morale hollywoodienne. Isabel Sandoval exerce un cinéma pleinement d’auteure ne concédant rien au simplisme ou à ce qui rassure. Pour ne citer que celles-ci, la scène de danse amoureuse, celle, finale, jouée devant un grand miroir, ou la séquence qui insuffle de la légèreté sur l’air sublime de Notre Père de Nicolaï Rimski-Korsakov sont splendides. La sensualité et la délicatesse qui nappent le film aiguisent la dimension politique de Brooklyn Secret. La politique n’y est pas un élément extérieur, elle entre au cœur de l’intime.

Brooklyn Secret, Isabel Sandoval, 1 h 29.

Cinéma
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