Les luttes essentielles déconfinées

La crise du coronavirus, en déstabilisant nos sociétés et le modèle économique néolibéral, a renforcé les aspirations à un « monde d’après » écologique, équitable, solidaire et démocratique.

Patrick Piro  • 22 juillet 2020 abonné·es
Les luttes essentielles déconfinées
Les personnels soignants ont manifesté à Paris le 30 juin, à quelques jours de la clôture du Ségur de la santé.
© Geoffroy van der Hasselt/Anadolu Agency/AFP

Le 17 mars 2020, début du confinement en France, l’aiguille des sismographes s’est brusquement calmée : du jour au lendemain, les vibrations au sol provoquées par les activités humaines avaient chuté d’un tiers. Et à mesure que la population, à travers le monde, s’est trouvée contrainte de rester chez elle afin de limiter la propagation du coronavirus, cette composante des secousses telluriques s’est estompée sur les appareils de mesure.

Fin mars, jusqu’à 3,4 milliards de personnes, près de la moitié de l’humanité, se sont retrouvées simultanément confinées. Les avions ont disparu du ciel, l’atmosphère est redevenue limpide, le piaillement des oiseaux s’est imposé dans le fond sonore des rues. Partout la nature a regagné des positions. Et ce n’est pas le seul signe percutant délivré par cet événement unique dans l’histoire de notre société mondialisée : un micro–organisme rudimentaire avait enrayé en quelques semaines le mouvement de l’hégémonique civilisation humaine.

L’esprit échoue à comparer valablement cette crise sanitaire et ses conséquences à un événement global connu. Si la chute du Mur et l’effondrement du bloc communiste ont marqué un basculement majeur dans l’histoire récente de l’humanité, il a été vécu par procuration pour la plupart d’entre nous. L’événement Covid-19, trente ans plus tard, a une dimension inédite : toute la -population planétaire, ou presque, l’a expérimenté et l’expérimente encore dans son intimité, par un aspect ou un autre – maladie, décès, confinement, perte d’activité, peur de la contamination, modification des habitudes de vie, crainte d’une « deuxième vague », incertitude quant à un « retour à la normale »…

Pour homogène qu’il soit, ce vaste balayage n’a pourtant rien d’égalitaire : les populations les plus démunies en souffrent bien plus que celles qui ont des ressources pour s’abriter confortablement, télétravailler, tenir le coup face à l’immense crise économique qui se déploie. Cependant, une vérité forte en a émergé : partout les fondements du néolibéralisme, qui a imposé la primauté de la rentabilité économique, ont été pris en défaut par la pandémie. La mondialisation des échanges, transport aérien en première instance, a permis la fulgurante propagation du virus sur la planète. La délocalisation de nombreuses productions industrielles vers des pays à faible coût de main-d’œuvre ainsi que la pratique du flux tendu des marchandises ont généré d’impensables pénuries – masques, matériel médical, médicaments, etc. – dans des pays orgueilleux de leur stature économique comme la France. Et s’il n’est pas clairement établi, à ce jour, que l’émergence de ce virus soit liée au bouleversement des écosystèmes, c’est en revanche le cas pour de nombreux autres dangereux pathogènes, dont les biologistes nous disent qu’ils sont appelés à se multiplier à l’avenir.

Un micro-organisme a enrayé le mouvement hégémonique de la civilisation.

En fragilisant tous les compartiments de la société, le Covid-19 a exposé, bien plus largement qu’au regard des cercles militants et engagés, l’inadéquation profonde du dogme économiste en vigueur avec bien des aspirations basiques de la population : la bonne marche des services de santé, la maîtrise locale de la production de biens essentiels, la préservation de la nature de proximité, la considération envers les personnes âgées, la continuité de l’éducation en période de crise, une meilleure circulation en ville et sans polluer, le désir d’habiter un logement suffisamment confortable, etc. Ou encore le bon fonctionnement de la démocratie : le confinement a confisqué le débat public et l’exercice des contre-pouvoirs au nom d’une urgence sanitaire précisément aggravée par l’hégémonie du principe de rentabilité économique.

À la parole du « premier de cordée » autoproclamé (le Président) s’est opposé le dévouement quotidien des « premiers de corvée » – personnels soignants, employé·es des commerces de première nécessité, éboueurs, postier·es, etc. –, qui ont fait tourner le pays au plus fort de la crise. Sont apparus au grand jour le caractère indispensable de leur activité pour la société tout comme l’indignité de leur rémunération.

Que faire de ces premières leçons du Covid-19 ? Et si l’occasion nous était donnée de refaire société autrement ? Des appels circulent ici ou là pour fixer la hauteur de l’enjeu et l’opportunité de saisir ce « moment Covid » pour peser de façon décisive sur une transformation de la société, alors que l’ampleur de la crise écologique et des dégâts du modèle économique alimente depuis quelques années une prise de conscience profonde. Des exemples inspirants sont à portée de duplication. Dans les années 2000, le Québec a mené une enquête pour recueillir l’avis du public sur l’utilité sociale de différentes professions. Elle a débouché sur la revalorisation considérable de certains salaires – 25 % pour les infirmières par exemple –, instaurant le principe « à travail de valeur égale, salaire égal ».

Et si l’occasion nous était donnée de refaire société autrement, via un communisme pragmatique ?

En France, on en est loin. Alors que la contestation hospitalière gronde depuis des mois, le gouvernement s’est replié sur un Ségur de la santé cantonné à de classiques négociations. À la sortie, des revalorisations salariales bien modestes au regard de la valeur pour la société de l’engagement des soignant·es, et aucun changement dans la logique qui impose à l’hôpital des objectifs de performance économique. Résultat, elles et ils redescendent dans la rue.

Il faudra donc faire vite pour éviter que l’implacable inertie des systèmes referme les brèches d’espoir qui se sont ouvertes. Une bataille s’est engagée entre le refus affirmé par les luttes sociales, écologiques, solidaires et démocratiques du « retour à l’anormal » – une société d’inégalités et de pillage engendrée par le dogme néolibéral – et la volonté d’un « retour à la normale » affichée par les forces économiques conservatrices soutenues par les gouvernements.

Le philosophe slovène Slavoj Zizek, peut-être pas si iconoclaste, ne prévoit cependant pas la victoire de ces dernières. Alors que les États sont intervenus en urgence de manière régalienne pour réorienter un peu partout certains secteurs économiques au plus fort de la crise (fabrication de matériel et de produits médicaux, réquisition d’équipements, etc.), il conclut à la nécessité inéluctable pour nos sociétés d’une forme de communisme pragmatique, au moins partiel, dans le cadre d’une solidarité inconditionnelle et internationale (1). Ne serait-ce que pour assurer le minimum vital en matière de soins de santé et de fourniture de denrées alimentaires pour toutes et tous.

(1) Entretien à Libération, 1er juillet 2020, à l’occasion de la parution de son essai Dans la tempête virale, Actes Sud.

Économie Santé
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