De la crise de la police à la crise politique

Les affaires sont trop nombreuses pour que les causes ne soient pas à rechercher à l’étage d’au-dessus. La crise de l’institution policière est la conséquence de la crise politique, et en devient aujourd’hui un facteur aggravant.

Denis Sieffert  • 2 décembre 2020
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De la crise de la police à la crise politique
© Thomas SAMSON / AFP

Qui se souvient encore de Gérard Monate et de Bernard Deleplace ? Ces noms de syndicalistes policiers ne sont pas seulement oubliés, ils semblent n’avoir jamais existé. Ils étaient pourtant, il n’y a pas si longtemps – jusque dans les années 1990 –, les patrons d’une fédération de gauche, ultra-majoritaire dans la police. « De gauche », certes au sens mitterrandien du terme, mais quand même. Le premier a ensuite fait carrière dans la nébuleuse socialiste jusqu’à s’y perdre dans de fâcheuses affaires de financement du parti, et le second terminera préfet « de gauche ». On voit où je veux en venir. En 2017, un sondage réalisé au lendemain de la présidentielle a révélé que 54 % des policiers avaient voté Marine Le Pen au premier tour, contre 21 % pour l’ensemble de la population. Aujourd’hui, le syndicat Alliance, « classé à droite », comme on dit pudiquement dans les gazettes bien élevées, domine le paysage politico-syndical. Évidemment, avoir voté pour la candidate du Rassemblement national ne prédispose pas automatiquement à lyncher un homme seul, même noir, mais innocent de toute faute, et qui plus est dans un local privé. Mais il n’est pas interdit non plus de penser que la droitisation de la police n’est pas sans effet sur les comportements individuels.

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D’où la question : que s’est-il passé en vingt ans pour qu’un corps de la fonction publique soit à ce point phagocyté par le Rassemblement national ? Ce n’est pas dans la police qu’il faut chercher la réponse. La corporation a suivi un processus de droitisation hélas assez général, en y ajoutant les caractéristiques de gens que l’on envoie en permanence dans la confrontation contre des catégories de plus en plus nombreuses de la population. Au cours des dernières années, les gouvernements leur ont demandé d’assurer l’ordre qu’ils s’appliquent eux-mêmes à miner, et d’affronter les conséquences de leurs politiques. Ils leur demandent de matraquer les manifestants qui protestent contre des réformes injustes, de descendre dans des cités abandonnées de tous les services publics, de pourchasser des migrants en perdition, ou – comble du ridicule – de créer une échauffourée pour quelques grammes de cannabis. On va leur demander à présent de courir après tous les téléphones portables et ceux qui les possèdent. La police, c’est un peu la voiture-balai de la politique gouvernementale. Et de surcroît, elle constitue, potentiellement, avec la gendarmerie mobile, une armée de guerre civile quand le climat social s’envenime, comme au moment des gilets jaunes. Tout cela fait assez pour que les syndicats de policiers considèrent, non sans raison, que le gouvernement leur est redevable. À tel point que le rapport de force semble parfois s’inverser. C’est sans doute ce qu’Emmanuel Macron a compris lorsqu’il a nommé le sarkozyste Gérald Darmanin au ministère de l’Intérieur. Voilà un homme qui allait reprendre en main la police, mais qui tiendrait son autorité de la flatterie à l’égard des hiérarchies et d’indéfectibles garanties d’impunité. Pour l’impunité, il devait y avoir la loi sur la « sécurité globale », le maintien en fonction du très problématique préfet Lallement, et un vocabulaire d’une insupportable légèreté quand il s’agit de qualifier les agresseurs de Michel Zecler, qui ne sont, dans la bouche du ministre, que des policiers qui « déconnent ».

On aura compris que je n’ai évidemment nulle indulgence pour ces policiers pires que des voyous, mais l’analyse du mal ne peut s’arrêter à leur niveau. Les affaires – dont certaines mettent en cause des gendarmes, comme pour Adama Traoré – sont trop nombreuses pour que les causes ne soient pas à rechercher à l’étage d’au-dessus. L’alibi de la formation défaillante est sans doute justifié, mais un peu court. La vérité, c’est que le pouvoir placé devant la nécessité d’imposer une politique d’affrontement est enfermé dans une surenchère. C’est vrai sur le terrain social. C’est vrai aussi dans le traitement de l’islam, radical ou non. La loi contre le séparatisme, annoncée pour la semaine prochaine au Conseil des ministres, va croiser dangereusement la loi de « sécurité globale ». Son article 25 ressemble étrangement à l’article 24 de la loi qui fait aujourd’hui débat, auquel il pourrait se substituer. Même volonté de faire taire et de dissimuler. Avec, en prime, des relents identitaires qui ne vont pas adoucir les mœurs policières. On ne sonne pas en permanence la charge contre tous les mécontents de la politique gouvernementale sans produire une psychologie collective de violence au sein du personnel d’exécution. La crise de l’institution policière est la conséquence de la crise politique, et en devient aujourd’hui un facteur aggravant.

Mais puisque j’évoquais en ouverture ces temps lointains où les syndicats de policiers étaient de gauche, je dois aussi rappeler que c’est en 1986 que le jeune Malik Oussekine a trouvé la mort, un soir de décembre, rue Monsieur-le-Prince. Dans l’affaire Zecler, dieu merci, il n’y a pas eu mort d’homme, même si ce n’est pas la faute des trois policiers qui se sont acharnés sur lui. Mais, en 1986, le projet de loi qui était à l’origine des manifestations a été retiré dès le lendemain du drame, et le ministre qui en avait la charge avait démissionné. Ce n’est pas, semble-t-il, le choix du gouvernement aujourd’hui, qui préfère s’obstiner, au risque de nous promettre d’autres violences.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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