La course au vaccin vire au chacun pour soi

La campagne vaccinale montre l’incapacité de l’industrie pharmaceutique à répondre équitablement aux besoins et le mot d’ordre politique d’un « bien commun » peine à s’imposer.

Erwan Manac'h  • 3 février 2021 abonné·es
La course au vaccin vire au chacun pour soi
© JACK GUEZ / AFP

Deux fois et demie plus cher. C’est ce que l’Afrique du Sud est obligée de payer pour obtenir une livraison de 1,5 million de doses du vaccin AstraZeneca, en comparaison avec le prix négocié par les Européens, qui jouissent d’un plus grand pouvoir de persuasion et ont participé aux financements de la recherche. Ainsi va le marché du médicament en temps de pandémie. La pénurie fait rage et les laboratoires ne se privent pas pour faire monter les enchères.

Les pays du Nord se sont taillé la part du lion en versant en avance l’argent de précommandes massives. Et ce sont eux qui aujourd’hui se crispent en raison des retards de livraison, se montrant à la fois incapables de rompre la spirale de l’égoïsme généralisé – un constat d’échec particulièrement cruel pour l’Union européenne – et dépendants de l’industrie privée du médicament, qu’ils ont pourtant généreusement subventionnée pour l’aider, notamment, à mettre sur pied un vaccin (1).

Or, aucun industriel n’a la capacité d’honorer par ses propres moyens la demande. C’est toute l’industrie qui est donc progressivement mise en branle, au gré des accords commerciaux signés entre les laboratoires propriétaires des brevets et leurs sous-traitants, sous l’œil des autorités locales. Chaque pays négocie également de manière bilatérale des approvisionnements, ce qui a valu ses déboires à l’Afrique du Sud, pays pourtant le plus durement touché par la pandémie sur le continent africain.

Résultat, « 75 % des doses ont été déployées dans dix pays », s’indigne le directeur général de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), Dr Tedros Adhanom Ghebreyesus, devant le Conseil de l’Europe, le 27 janvier. Un « échec moral catastrophique », se lamente l’homme politique éthiopien, mais aussi une menace sanitaire pour tous : une pandémie qui dure, c’est en effet le risque d’un virus qui continue de muter. Les comptables de la Chambre de commerce internationale ont également fait chauffer leur calculatrice pour estimer ce que coûtera ce « nationalisme vaccinal » : l’économie mondiale risque de perdre 9 000 milliards de dollars si les économies en développement n’ont pas accès aux vaccins rapidement.

Tedros Adhanom Ghebreyesus exhorte donc les pays riches à jouer le jeu de l’équité, dès que leur personnel de santé et leurs citoyens·ne·s vulnérables seront vaccinés. Ce à quoi la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a immédiatement et indirectement répondu, le 31 janvier, en réaffirmant son objectif de voir vacciner « 70 % des adultes de l’UE d’ici à la fin de l’été ».

Au centre de cette tragédie réside la question des brevets, qui protègent les découvertes en matière vaccinale. L’Inde et l’Afrique du Sud, soutenus par une centaine de pays, défendent depuis le 2 octobre devant l’Organisation mondiale du commerce (OMC) une initiative visant à lever, le temps de la pandémie, les brevets sur les vaccins, mais aussi sur les masques, les valves de ventilation et certains composants des tests. Ils espèrent ainsi faire baisser les coûts de la lutte contre la pandémie. Mais l’initiative est barrée par laSuisse, les États-Unis et l’Union européenne, par principe, et en arguant du fait que des dérogations existent déjà dans le cadre des accords de l’OMC. Les « licences obligatoires » autorisent en effet un pays à produire un médicament protégé en cas de nécessité impérieuse, mais ces démarches bilatérales ne permettent pas de transférer le savoir-faire et nécessitent « des démarches juridiques excessivement longues », dénonce Patrick Durisch, de l’ONG suisse Public Eye, mobilisée en prévision d’une séance cruciale qui doit se tenir à l’OMC le 4 février.

Dans le même temps, le programme de solidarité vaccinale de l’OMS, Covax, aligne des promesses de dons permettant de financer 2 milliards de doses, mais l’industrie pharmaceutique servira les pays riches en premier, car ils ont payé en avance. Cet échec de la communauté internationale laisse le champ libre à un soft power vaccinal de la Chine et de la Russie. Cette dernière s’apprête à fournir le Mexique, l’Algérie ou l’Iran, alors que son vaccin n’a encore passé les examens de fiabilité au niveau de l’OMS, notamment (2).

Une « initiative citoyenne européenne » a été lancée en novembre à l’échelle de l’UE par 130 organisations pour tenter de contourner la propriété intellectuelle sur les vaccins. Elle démarre timidement, avec 60 000 signatures en deux mois. Le 3 février, le Parti communiste français devait tenter de porter un coup de projecteur sur l’initiative en manifestant devant le siège français de Pfizer, mais l’attention générale semble surtout focalisée sur la capacité de l’industrie à fournir des doses en quantité suffisante pour l’Hexagone.

Lire aussi > « Les firmes pharmaceutiques restent guidées par le profit »


(1) 10 milliards de dollars aux États-Unis et 2,7 milliards d’euros versés par l’UE. En France, le plan de relance doit également permettre de subventionner les usines sous-traitantes des fabricants de vaccins..

(2) L’efficacité du vaccin Sputnik V vient seulement d’être validée par une étude indépendante publiée dans le Lancet le 2 février.

Santé
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