Les faux amis de la laïcité

L’affaire de Trappes est, si j’ose dire, un cas d’école de ce qu’il ne faut pas faire. À supposer que Didier Lemaire ne soit qu’un idéologue, redoutable mais sincère, l’enseignant illustre une laïcité de la dénonciation publique, et une République désincarnée, abstraite de toute réalité sociale, et d’une grande violence.

Denis Sieffert  • 17 février 2021
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Les faux amis de la laïcité
© LOIC VENANCE / AFP

Nos librairies manquent-elles d’ouvrages décrivant les « territoires perdus de la République », et nos kiosques de unes anxiogènes dénonçant la montée de l’islamisme dans « les quartiers » ? Sommes-nous privés de débats télévisés sur la menace séparatiste ? Les noms Le Pen, Zemmour, Retailleau, Ciotti sont-ils trop méconnus ? Un professeur de philosophie d’un lycée de Trappes a dû le penser en tout cas, et se convaincre qu’il manquait quelqu’un – lui – dans le long cortège des « lanceurs d’alerte » – puisque c’est ainsi qu’il se définit. L’Obs, Le Point, et pas mal de télés lui ont aussitôt ouvert leurs pages ou leurs micros. Il y a dénoncé « la progression d’une emprise communautaire toujours plus forte sur les consciences et les corps ». Pour preuves, « les coiffeurs non mixtes » et « les cafés interdits aux jeunes filles d’origine maghrébine ». On connaît la litanie. Il ne s’agit pas ici de nier cette part de réalité mille fois décrite par maints « spécialistes » sur les plateaux de télévision, mais de s’interroger sur l’efficacité de ce ressassement et, plus profondément, sur les vertus de cette guérilla idéologique. Didier Lemaire, l’enseignant, donne d’ailleurs lui-même la réponse à cette question quand il rapporte la réaction de ses élèves qui lui ont demandé « pourquoi il avait écrit une lettre contre eux ». Que son propos ait été ressenti comme agressif en dit long sur la valeur pédagogique de cette stratégie de l’affrontement. Nombre de ses collègues usent d’une tout autre pédagogie dans la discrétion de leurs classes et de leur établissement.

En se lançant dans une croisade dans les médias, Didier Lemaire s’est comporté en politique. Ce qu’il est, puisqu’il fut secrétaire national du très radical mouvement Forces laïques, transformé en « parti républicain laïque » puis « solidariste ». Un courant qui appartient plutôt à la mouvance la plus laïcarde de la franc-maçonnerie qu’à l’extrême droite. Le vieux radicalisme Troisième République en somme. Didier Lemaire est en guerre contre l’islam comme le petit père Combes l’était contre le catholicisme. Or – faut-il le rappeler ? – ce n’est pas Combes qui a fait triompher la laïcité, mais Jaurès et Briand. Des esprits ouverts, militant pour la paix des consciences. Aujourd’hui, la politisation voulue par le professeur tourne au désastre. Le préfet des Yvelines a lui-même, et de façon assez inhabituelle, jugé « contre-productif de sembler stigmatiser les 32 000 habitants de cette ville [Trappes] qui, pour la très grande majorité d’entre eux, sont attachés aux valeurs républicaines ». Avant de devoir mettre en sourdine sa sincérité, sans doute tancé par sa hiérarchie gouvernementale. Mais, c’est le maire de Trappes qui a le plus mal vécu l’affaire. Ali Rabeh, un proche de Benoît Hamon, a dénoncé sans détour les « mensonges » du prof de philo. Et, la colère étant mauvaise conseillère, il est allé jusqu’à mettre un orteil dans l’enceinte du lycée pour y diffuser un tract de soutien aux élèves. Crime de lèse-laïcité ! La présidente de la région Île-de-France, Valérie Pécresse, demande la révocation de l’édile, et Jean-Michel Blanquer a mis l’élu dans le même sac des « pressions religieuses et politiques ».

On serait très incomplet si on omettait de préciser que l’élection d’Ali Rabeh risque de faire l’objet d’une annulation (sans rapport avec l’affaire) et que nous sommes donc possiblement à la veille d’une nouvelle campagne électorale. Ce qui explique l’empressement de Valérie Pécresse, qui a un « bon candidat » pour la mairie de Trappes, à condamner Ali Rabeh. Quant au professeur de philo, dans quelle galère il s’est mis ! Et dans quelle galère il a mis ses élèves ! Le voilà amené à quitter son lycée, mais assuré (dieu merci !), par un ministre bienveillant, d’un poste hors enseignement dans l’Éducation nationale. Pourquoi pas conseiller sur les questions de laïcité ? Honni soit qui mal y pense.

Mais ce n’est pas tout. Didier Lemaire dit avoir reçu des menaces de mort, et le voilà sous protection policière rapprochée. Puis, c’est Ali Rabeh qui, lui aussi, a été menacé. Cette affaire est, si j’ose dire, un cas d’école de ce qu’il ne faut pas faire. J’ignore le degré d’opportunisme du prof de philo, mais je ne doute pas que celui des deux ministres qui sont intervenus dans cette affaire, Jean-Michel Blanquer et Gérald Darmanin, soit très élevé. En plein débat sur la loi contre le séparatisme, et alors que l’on tente à toute force d’installer dans les consciences l’inéluctabilité d’un nouveau duel Macron-Le Pen en 2022, un déballage de plus sur cette thématique est une aubaine. À supposer qu’il ne soit qu’un idéologue, redoutable mais sincère, l’enseignant illustre une laïcité de la dénonciation publique, et une République désincarnée, abstraite de toute réalité sociale, et d’une grande violence. Ne va-t-il pas jusqu’à souhaiter que l’on retire ces adolescents à leurs parents en cas de contestation des règles de laïcité ? Créer un conflit insoluble dans la conscience de ces jeunes gens entre l’école et leur famille, est-ce vraiment le bon chemin ? En attendant, deux hommes vivent aujourd’hui dans la crainte d’une agression. À tort ou à raison. Mais après l’assassinat de Samuel Paty, les menaces, réelles ou exagérées, ne peuvent être prises à la légère.

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Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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