« Le Silence », de Don DeLillo : Fin de partie

Dans Le Silence, Don DeLillo imagine une panne numérique planétaire entraînant une brusque extinction de nos modes de vie.

Christophe Kantcheff  • 14 avril 2021 abonné·es
« Le Silence », de Don DeLillo : Fin de partie
© R. Monfourny

es écrivains doivent s’opposer aux systèmes. C’est important d’écrire contre le pouvoir, les grandes entreprises, l’État, et tout le système de consommation et de divertissements débilitants. Je crois que, par nature, les écrivains doivent s’opposer […] à tout ce qui nous est imposé par quelque pouvoir que ce soit. » Quelle force d’opposition possède un grand écrivain, en l’occurrence Don DeLillo, qui a eu ces paroles au cours d’un entretien en 2005 ? Une puissance d’imaginaire et de représentation qui, par exemple, met à nu nos dépendances à un mode de vie auquel nous nous sommes soumis et dont la disparition aurait des conséquences jusqu’aux tréfonds de nous-mêmes. C’est ce que raconte le nouveau et bref roman de l’auteur d’Outremonde.

Le Silence se déroule en 2022, avec cinq personnages. Un couple, Tessa et Jim, qui voyage en long-courrier entre Paris et New York. Ils ont rendez-vous chez leurs amis Diane et Max pour suivre à la télévision le Super Bowl, en compagnie également de Martin, un jeune professeur de physique « un peu excentrique », ancien élève de Diane.

Mais les choses ne se déroulent pas comme prévu. Alors que l’heure de la compétition sportive approche, que le tunnel des publicités se déroule et que sont passés les « six Thunderbirds de l’US Air Force pour zébrer le ciel au-dessus du stade », soudain, l’écran de la télévision est plongé dans le noir. Au même moment, Jim et Tessa ressentent un très grand choc, leur avion étant contraint d’atterrir en catastrophe.

Plus aucun objet connecté ne fonctionne, tous les réseaux électriques se sont effondrés. Diane et Max pensent d’abord qu’il s’agit d’une panne dans leur immeuble, puis doivent admettre que toute la ville est touchée. En fait, l’extinction est planétaire.

Le phénomène est inexpliqué. Dans une première réaction, Martin soupçonne les Chinois. « C’est peut-être la gouvernance algorithmique […]_. Ils ont initié une apocalypse discriminante par internet. Ils sont en train de regarder le match, et pas nous. »_ L’idée relève peut-être de la plaisanterie. Peut-être pas. Ensuite, il n’y aura plus d’éventuel second degré. Les personnages sont submergés par le gigantesque incident qui plonge les humains dans une hibernation sociale et un dénuement -existentiel – toute comparaison avec notre présent est autorisée, même si DeLillo a achevé son texte avant le début de la pandémie. L’événement perturbe peu à peu leur comportement et dégrade leur conscience.

Par exemple, Max, devant son écran noir, se met à commenter un match inexistant, lui qui est un gros parieur invétéré. Mais ce n’est encore rien par rapport à ce qui suit. Les personnages ont des dialogues incertains, lancent des hypothèses folles : « Est-ce qu’on a remasterisé nos cerveaux en numérique ? » interroge Tessa. Tout se passe comme si le texte lui-même se désarticulait. Y compris formellement. La seconde partie du livre n’a plus comme fil conducteur que l’altération des esprits. Les phrases s’en ressentent.

Don DeLillo met en scène la fragilité de nos sociétés, la déroute qui guette chaque individu. Il a placé en exergue cette phrase d’Einstein (très présent dans le texte car il obsède Martin) : « J’ignore de quelles armes usera la troisième guerre mondiale mais la quatrième se fera à coups de bâtons et de pierres. » Quant à Samuel Beckett, auquel DeLillo fait parfois songer, un de ses titres résume parfaitement la situation : Cap au pire.

Le Silence, Don DeLillo, traduit de l’américain par Sabrina Duncan, Actes Sud, 112 pages, 11,50 euros.

Littérature
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