Vaccins : la course de fond

Entre l’organisation laborieuse de la campagne et la montée en puissance des variants, la stratégie vaccinale française permettra-t-elle une sortie de crise avant l’été ?

Rachel Knaebel  et  Jérémie Sieffert  • 14 avril 2021 abonné·es
Vaccins : la course de fond
Au parc des expositions de Nantes, transformé en vaccinodrome, le 9 avril.
© LOIC VENANCE / AFP

A u départ, les personnes qui parvenaient à se faire vacciner étaient essentiellement celles avec un niveau socioculturel élevé, qui ont un ordinateur, qui savent se débrouiller sur Internet et qui peuvent se déplacer facilement. » Laure est médecin généraliste en Bretagne. Pour elle, c’est certain, la campagne vaccinale française contre le Covid-19 a démarré sur de mauvaises bases. Elle regrette par exemple le choix fait par le gouvernement d’une plate-forme sur Internet, Doctolib, pour la prise de rendez-vous.« Le premier groupe à avoir eu accès au vaccin, après les résidents des Ehpad, c’étaient les plus de 75 ans. Pour eux, utiliser Doctolib, ce n’est pas forcément évident. Et nous n’avons pas compris que la prise de rendez-vous ne se fasse pas selon le territoire où vivent les gens. Le résultat, c’est que les personnes qui pouvaient faire deux heures de route pour se faire vacciner ont reçu leur injection les premières, les autres ont dû attendre. Et quand j’essayais d’obtenir un créneau en centre de vaccination pour certains de mes patients octogénaires, il n’y avait plus de rendez-vous disponibles… » Au 12 avril, 10,7 millions de personnes ont reçu une première dose de vaccin contre le Covid-19 en France, soit 16 % de la population. Mais seulement 5,5 % ont reçu les deux doses.

Les chiffres sont similaires en -Allemagne, en Italie, en Espagne, en Belgique, au -Portugal… D’autres pays, hors de l’Union européenne, sont bien plus avancés dans leur campagne vaccinale contre le Covid-19. En Israël, plus de la moitié de la population a déjà reçu ses deux doses. Aux États-Unis, un tiers de la population a reçu une première dose et un cinquième les deux. La vaccination avance aussi bien plus vite au Chili qu’en France. Au Royaume-Uni, la moitié de la population a eu sa première injection, même si moins de 10 % ont eu les deux. La raison : le choix des autorités britanniques de privilégier la distribution d’une première dose pour le plus de personnes possible, une question qui commence à être discutée y compris en France afin d’accélérer la cadence.

Ces pays ont négocié leurs achats de doses de vaccin directement auprès des fabricants. En France, où trois vaccins sont actuellement distribués (ceux de Pfizer-BioNTech, -d’AstraZeneca et de Moderna), les commandes se font via l’Union européenne, qui a conclu les contrats pour l’ensemble des vingt-sept membres de l’UE et redistribue les doses en fonction de la population de chaque pays. Ensuite, chaque État a organisé sa stratégie vaccinale comme il l’entendait. Faute de doses en nombre suffisant pour faire avancer la vaccination plus rapidement, certains pays européens ont en plus pris le parti de négocier auprès de la Russie. La Hongrie a ainsi commandé des doses du vaccin russe Sputnik V fin janvier. La Slovaquie a suivi. L’Allemagne a annoncé, début avril, discuter avec la Russie pour en importer également. Mais des doutes subsistent sur ce dernier. La Slovaquie a ainsi affirmé, le 9 avril, que les lots reçus « n’ont pas les mêmes caractéristiques et propriétés » que celles validées par la revue scientifique britannique Lancet début février. Et l’Agence européenne du médicament, en charge de l’homologation, mène actuellement une enquête sur le respect des standards éthiques et scientifiques lors des essais thérapeutiques. Par ailleurs, le ministre allemand de la Santé, Jens Spahn, l’a fait remarquer : « Pour vraiment faire une différence par rapport à la situation actuelle, la livraison devra avoir lieu dans les deux à quatre ou cinq prochains mois. » Car dès l’automne prochain l’Europe pourrait bien crouler sous les doses disponibles.

Défiance

Pour le moment, le fait est que les doses manquent partout en Europe, y compris en Russie, pour vacciner plus vite plus de monde.  «Le gouvernement français avait accusé les professionnels de santé d’être réticents à la vaccination, alors qu’il n’y avait tout -simplement pas de doses pour nous !» s’indigne ainsi la médecin généraliste bretonne. Depuis mars, Laure, comme tous les généralistes ainsi que les pharmaciens, peut vacciner directement dans son cabinet une partie de ses patients ayant des comorbidités, avec le produit d’AstraZeneca, moins complexe à stocker. Mais, là aussi, les difficultés s’accumulent. « Pour l’AstraZeneca, nous recevons des flacons de dix doses qu’il faut consommer tout de suite après ouverture. Cela demande donc de s’organiser en amont, de trouver dix patients à vacciner en une session. Et nous devons commander les doses auprès des pharmacies centrales. Or on ne sait jamais quand on en aura. C’est d’autant plus difficile de prévenir nos patients. Maintenant, je n’organise une session de vaccination que lorsque j’ai déjà un flacon dans mon réfrigérateur. À cela s’ajoute la défiance des gens sur l’AstraZeneca… » À la suite de cas de thromboses, rares, après l’administration de ce vaccin, plusieurs pays d’Europe en avaient suspendu l’utilisation au mois de mars. Début avril, l’Agence européenne du médicament a confirmé un lien entre ce vaccin et des cas de thrombose chez les patients plus jeunes. La Haute Autorité de santé française a recommandé de ne l’administrer qu’aux plus de 55 ans. Ceux plus jeunes qui ont déjà reçu une dose d’AstraZeneca devraient recevoir leur deuxième dose via un autre vaccin.

Dans le même temps, le panel des populations qui ont droit au vaccin s’élargit. Après les résidents d’Ehpad et de foyers pour -personnes handicapées, les plus de 75 ans, les personnels de santé, les plus de 50 ans avec comorbidités, ce sont maintenant, depuis le 12 avril, toutes les personnes de plus de 55 ans, puis, à partir du 15 mai, celles de plus de 50 ans qui peuvent recevoir leurs injections. Pour les enseignants, le calendrier reste flou, alors même que les écoles doivent rouvrir le 26 avril. Le gouvernement a d’abord annoncé qu’ils pourraient y avoir accès à partir de mi-avril. Puis le -Président a dit qu’ils feraient partie des publics prioritaires une fois que la vaccination serait ouverte aux moins de 50 ans, soit à la mi-juin.

Emmanuel Macron a aussi promis que tous les Français qui le veulent pourraient se faire vacciner d’ici à fin juin, quel que soit leur âge. Est-ce tenable alors que tous les pays européens courent toujours après les doses ? L’Europe a certes annoncé une nouvelle commande à Pfizer. Et 500 000 doses du vaccin Johnson & Johnson, autorisé en Europe depuis mi-mars, sont attendues en France pour fin avril selon le gouvernement. Mais, là aussi, l’Agence européenne des médicaments a indiqué enquêter sur des liens entre ce nouveau vaccin et des cas de caillots sanguins. Quant à l’entreprise française Sanofi, elle travaille toujours sur deux candidats au vaccin, l’un en partenariat avec la société britannique GSK, l’autre avec une société états-unienne, -Translate Bio. Sanofi assure que les deux seront prêts pour la fin de l’année 2021. En attendant, le laboratoire français met à disposition ses usines de l’Hexagone pour mettre en flacon les vaccins des autres.

Relâchement

Tout cela sera-t-il suffisant pour en finir d’ici à l’été avec les restrictions ? Une étude de -l’Institut Pasteur rendue publique le 6 avril en fait douter. Elle estime que, compte tenu de la prévalence grandissante du variant dit anglais du virus, beaucoup plus contagieux, il « faudrait que plus de 90 % des adultes soient vaccinés pour qu’un relâchement complet des mesures de contrôle soit envisageable ». Par ailleurs, seule la vaccination des adultes est pour l’instant envisagée. « Si seuls les adultes sont vaccinés, une épidémie importante est malgré tout attendue chez les enfants, contribuant à l’infection des parents et des grands-parents non protégés», souligne l’Institut Pasteur. La vaccination de la quasi-totalité des plus de 18 ans ne bloquera donc pas totalement l’épidémie.

« S’il est démontré que les vaccins sont sûrs chez les enfants et qu’ils réduisent efficacement la susceptibilité dans cette population, la vaccination de 60-69 % des 0-64 ans et de 90 % des plus de 65 ans pourrait permettre le relâchement complet des mesures de contrôle. À l’automne 2021, notre capacité à relâcher les mesures de contrôle dépendra de la couverture vaccinale atteinte dans les différents groupes d’âge et des caractéristiques de transmission du virus dominant », conclut l’étude française.

Or, en plus du variant dit anglais désormais majoritaire sur le territoire métropolitain, les variants dits sud-africain et brésilien sont aussi inquiétants. Le variant sud–africain est aujourd’hui très présent en Guyane, à La -Réunion, à Mayotte et en Moselle. Cette situation est d’autant plus problématique que le vaccin AstraZeneca paraît peu efface contre lui : la Haute Autorité de santé a recommandé de ne pas l’administrer dans ces départements. Le variant brésilien « P1 » est quant à lui encore peu répandu en France. Il a cependant toutes les raisons d’attirer l’attention des autorités au vu de la situation dramatique au Brésil. Le pays compte près de 350 000 morts du coronavirus, plus de 3 000 à 4 000 morts supplémentaires par jour début avril. Dans la plupart des régions brésiliennes, les lits de soins intensifs sont occupés à leur capacité maximum.

Certes, seulement 9 % de la population brésilienne a eu sa première dose de vaccin pour l’instant (avec l’AstraZeneca et le vaccin chinois Sinovac). Mais même les pays qui ont déjà beaucoup vacciné n’en ont pas totalement fini avec le confinement. Le Chili, qui a distribué une première dose à plus d’un tiers de sa population, connaît dans le même temps une nouvelle vague de contaminations qui met à mal le système hospitalier. Le pays a donc pris de nouvelles mesures strictes fin mars pour la plus grande partie du pays, dont la capitale : interdiction de sortir de chez soi sauf pour les achats essentiels. De son côté, le Royaume-Uni n’a pas prévu de lever totalement toutes les restrictions avant la deuxième quinzaine de juin.

Transmission

Si les vaccins actuels semblent avoir un réel effet sur les formes graves, et donc sur la tension des hôpitaux, une incertitude persiste sur leur capacité à empêcher aussi la transmission. Or cela change tout pour la sécurité des personnes non vaccinées, ou non vaccinables, ainsi que sur la capacité du virus à muter. Les vaccins sont déjà en cours d’adaptation aux variants actuels, et il faudra sans doute plusieurs campagnes vaccinales pour venir à bout de cette pandémie. Raison de plus pour prévoir d’ores et déjà le coup d’après, et accroître les capacités de production, avec un net avantage pour la technologie de l’ARN messager (celle des vaccins de Pfizer-BioNTech et de Moderna), plus rapidement adaptable pour un taux d’efficacité et de sécurité jugé supérieur.

Les vaccins sont toujours la voie de sortie privilégiée de cette crise sanitaire centennale. Mais vu les délais nécessaires, la question demeure : comment contrôler l’épidémie en attendant ? Les choix récents d’Emmanuel Macron n’invitent pas à la confiance en sa capacité à comprendre ces enjeux. L’épidémiologiste Dominique Costagliola, référence en la matière, a dénoncé, le 10 avril, un manque d’« horizon » qui donne aux Français « le sentiment de vivre un jour sans fin ». On ne saurait mieux dire.

Société Santé
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