La journée sans fin des mères seules

Quelques heures dans la vie de Virginie, partagée entre son télétravail, ses trois enfants et une organisation au cordeau, et d’autres femmes tout aussi malmenées face à la crise.

Nadia Sweeny  • 5 mai 2021 abonné·es
La journée sans fin des mères seules
Angèle et son fils de 14 ans, atteint de handicap.
© Nadia Sweeny

La crise sanitaire a révélé bien des fractures sociales. Les familles monoparentales – dont l’immense majorité sont gérées par les mamans – subissent les restrictions sanitaires de plein fouet. Entre télétravail, enfants et cours à distance, reportage au cœur d’un quotidien éreintant.

Mercredi 28 avril, 10 heures

Dans un appartement cosy au sein d’une résidence HLM de Stains, en Seine-Saint-Denis, la table de la petite salle à manger est occupée par Virginie, mère de famille de 48 ans, et Diaze, sa fille de 16 ans. Chacune concentrée face à son ordinateur. Ici, la fibre n’a pas été installée à cause d’un problème lié à la structure de l’immeuble. Résultat : la connexion Internet ne fonctionne pas dans les chambres, à l’étage, tout le monde doit donc partager le salon.

Diaze, en seconde Agora (assistance à la gestion des organisations et de leurs activités), s’est connectée dès 8 h 30 pendant que sa maman filait déposer le petit dernier, 7 ans, au centre de loisirs, rouvert depuis deux jours. La journée a démarré en fanfare : Timouni, le cadet de 12 ans, a saigné du nez au réveil. Virginie s’est naturellement occupée du malaise en même temps qu’elle s’affairait auprès du plus petit. Elle n’a pas eu le temps de vraiment se préparer, a enfilé un legging et un tee-shirt, serré ses cheveux dans une pince. En rentrant, cette gestionnaire de marché s’est vite installée devant l’intranet de son entreprise pour entamer sa journée professionnelle. Elle a choisi le télétravail plutôt que le chômage partiel pour une raison limpide : elle ne peut pas se permettre de perdre environ 20 % de son salaire. Seule avec trois enfants, sans pension alimentaire du père, elle est seule à faire vivre le foyer. Un choix économique qui se paie d’un quotidien infernal.

Pendant que Diaze essaye de suivre ses cours, entre retards des professeurs et changements d’horaires de dernière minute, son petit frère, Timouni, s’installe entre sa mère et sa sœur avec son bol de céréales. La veille au soir, Virginie a été informée par le collège qu’il n’aurait pas de cours à distance aujourd’hui, ni même de devoirs. Timouni n’a donc rien à faire. De son côté, la mère de famille avait prévu d’aller au bureau dans l’après-midi pour une réunion importante. Une sortie qui s’annonçait comme un bol d’air après trois semaines ininterrompues avec ses enfants. Mais, là encore, un message d’annulation matinal a changé ses perspectives. Virginie, résignée, se concentre sur ses dossiers du jour. Un silence studieux s’installe. Le moteur du frigo bourdonne et l’aiguille de l’horloge cliquette.

11 heures

Diaze enfile une oreillette et lance un « bonjour » qui résonne dans le salon. Son cours de gestion commence. Pendant ce temps-là, Timouni s’est mis sur le canapé qui jouxte la table. Un téléphone à la main, il regarde sur -Internet les -fringues qu’il aimerait s’acheter. « Maman ! c’est cher un tee-shirt à 5 euros ? » lance-t-il. Virginie répond sans quitter son ordinateur des yeux, puis questionne le petit sur ses projets du jour. « Je vais prendre rendez-vous avec ta professeure de violon », conclut-elle en saisissant son téléphone. SMS envoyé. Cours prévu à 16 h 30.

Tout à coup, Diaze s’exclame : « Je suis désolée, madame, j’ai été déconnectée du WhatsApp de la classe parce que mon téléphone ne fonctionne plus bien. » Elle parle à sa professeure. « Le téléphone, c’est ton père qui devait l’acheter ! » lance Virginie avant d’ordonner à Timouni d’aller travailler son solfège. L’ordinateur de Virginie sonne : appel professionnel. Elle branche ses écouteurs et discute quelques minutes. Les conversations s’entrecroisent. Dès que sa mère raccroche, Diaze, toujours en cours, lui demande si elle va quand même lui offrir un nouveau téléphone pour son anniversaire, en juillet… « Je n’ai pas le choix ! » Une dépense en plus à prévoir. Le père ? « On ne peut pas compter sur lui, il est toujours en retard, ça me rajoute des angoisses et de la désorganisation. Je suis toute seule », conclut-elle.

11 h 18

Virginie reçoit un e-mail : sa réunion va finalement avoir lieu à 14 heures. Elle souffle. Elle voudrait y aller, mais le petit a désormais violon et il ne peut utiliser que le téléphone de sa mère pour suivre son cours. « Personne ne se rend compte que, quand un horaire ou une organisation change, pour nous, ça veut dire tout réorganiser. On a besoin que les emplois du temps soient respectés, sinon c’est l’enfer », peste-t-elle.

Diaze enchaîne : « Maman, tu peux m’expliquer l’exercice 12 sur le placement en Bourse ? » Virginie se lève et se penche au–dessus de l’épaule de sa fille. En retournant à sa place, elle se résigne : « Je ne suis pas prête, il y a le déjeuner des enfants… Je vais suivre ma réunion en visioconférence. » Tant pis pour le bol d’air.

11 h 46

Diaze se tourne de nouveau vers sa mère : « Ça veut dire quoi, “rémunéré”, déjà ? » -Virginie explique. Timouni travaille son solfège à l’étage. Il tapote sur des feuilles puis lance un « J’ai fini ! » qui ne trouble personne avant qu’il ne redescende et s’installe de nouveau sur le canapé, téléphone à la main, branché sur TikTok. « T’as déjà fini ? » s’interrompt encore une fois sa mère. Le collégien acquiesce.

Virginie ne lutte pas. La matinée n’est pas terminée que la fatigue marque déjà son visage. « La première semaine de ce confinement, le plus petit avait aussi cours en visioconférence, se souvient-elle. Il était devant mon ordinateur, en direct avec sa maîtresse, et moi, en même temps je suivais mon conseil d’administration dans l’oreillette branchée à mon téléphone portable. Diaze était en face en cours et Timouni aussi. À la fin de la journée, j’avais les yeux gonflés. Je me suis écroulée. »

12 h 14

Diaze referme son ordinateur : elle a fini sa matinée de cours. Elle n’a pris aucune pause depuis 8 h 30 ce matin. « J’ai mal à la tête », se plaint-elle. Pour le déjeuner, Virginie privilégie les plats vite faits ou au four, pour faire autre chose pendant la cuisson. Depuis le début de la crise sanitaire, elle ne prend plus le temps de déjeuner le midi. « Même quand les enfants vont en cours, je sors faire les courses entre deux sessions de travail. Au début, je trouvais ce rythme intéressant, on pouvait s’occuper des machines, etc., mais en fait je suis beaucoup plus fatiguée qu’avant. Les choses s’enchaînent trop. Personne ne peut prendre le relais et on ne peut pas s’arrêter. »

Ces journées sans fin et sans cloisonnement grignotent chaque jour l’énergie de ces mères courage.Les situations sont tellement difficiles que certaines décident de sacrifier une partie de leur salaire, quitte à rogner sur de futures vacances.

« Quand Macron a annoncé le dernier confinement, je me suis mise à mi-temps pour garde d’enfant », explique Angèle, elle aussi habitante de Stains et maman d’un garçon de 14 ans atteint d’un handicap psychique. « Il faut toujours être derrière lui », explique-t-elle. Au collège, l’adolescent est suivi par une assistante de vie scolaire. « Pendant le premier confinement, j’ai télétravaillé à temps plein et ça a été horrible, se souvient Angèle. Au bout d’un moment, j’ai appelé l’assistante sociale et je lui ai dit : “Je n’en peux plus, il faut -m’aider.” Elle a organisé la reprise de l’école deux jours par semaine, le mardi et le jeudi, avec les enfants des personnes soignantes. Ça m’a énormément soulagée. »

D’autres mères seules ont tenté de faire de même, mais sans succès. « Mon fils de 8 ans a une tendance hyperactive, il est suivi au centre médico-psychologique. J’ai demandé deux jours par semaine à l’école mais on me l’a refusé », raconte Chrystelle, 51 ans, habitante de la région lyonnaise. Le père étant totalement absent, c’est la grand-mère qui prend le relais pendant que Chrystelle télétravaille. « On fait attention de ne pas trop faire de câlins, à cause des contaminations, mais, sans ma mère, je ne m’en sortirais pas. »

Anxiété forte

« Quand tout est fermé, il n’y a plus aucun relais, et pour les mamans solos, c’est la descente aux enfers », confirme Alexandrine Barbat, coanimatrice d’un groupe de parole réunissant une vingtaine de mères au sein de la Maison des familles à Lyon. Selon un rapport de cette structure associative, 28 % des familles françaises sont monoparentales et l’immense majorité sont gérées par les mères, qui perdent 20 % de leur niveau de vie quand elles se séparent de leur compagnon, contre seulement 3 % pour les hommes. Une famille monoparentale sur trois vit sous le seuil de pauvreté…

Dans la crise, « ces femmes sont complètement abandonnées par les institutions, qui ne leur proposent rien pour les soutenir, explique Alexandrine Barbat_. D’autant qu’elles développent aussi une anxiété très forte, notamment la peur d’être malades, voire de mourir et de laisser leurs enfants. »_ Quand la maladie frappe, en effet, les conséquences peuvent rapidement devenir désastreuses. « J’ai passé trois semaines sans me lever de mon lit, se souvient la maman d’une fillette de 12 ans, qui souhaite rester anonyme. On s’est retrouvées cloisonnées : personne ne pouvait nous aider. On a été totalement seules. Pendant au moins une semaine, la petite a été livrée à elle-même. Elle s’est fait à manger toute seule. Je ne pouvais même pas voir ce qu’elle faisait pendant la journée : j’étais clouée au lit. Mes parents et ma sœur l’ont appelée tous les jours pour garder le lien. Au bout de sept jours, quand on n’était plus considérées comme contagieuses, des amis nous ont livré des repas. Puis ma fille a pu retourner au collège et la situation est devenue plus supportable pour elle. Quand j’ai guéri, elle a décompensé. Depuis, elle fait des insomnies et des crises d’angoisse. Elle a développé une sorte de stress post-traumatique. Je culpabilise énormément de ne pas avoir pu m’occuper d’elle. Du coup, on va voir des psychologues. Je passe tout mon argent dans la santé mentale… »

Dans une note de blog, parue le 30 avril, Kristalina Georgieva, directrice du Fonds monétaire international, a alerté sur l’urgence de développer, partout dans le monde, des actions en direction des mères, « premières victimes des confinements ».

Société Santé
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