Université d’été des mouvements sociaux : Partages d’espérances

L’opération diplomatique macronienne a d’évidentes arrière-pensées. Mais trop d’initiatives sans lendemains pourraient finir par se retourner contre le candidat. Au-delà d’une symbolique flatteuse, elles font surtout la cruelle démonstration de l’impuissance.

Patrick Piro  et  Erwan Manac'h  • 1 septembre 2021
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Université d’été des mouvements sociaux : Partages d’espérances
© Ludovic MARIN / AFP

C’est de loin l’agora la plus fréquentée, dans les interstices du riche programme de près de 200 ateliers, forums et activités culturelles : la berge enherbée qui borde la Loire, exposée au soleil du matin au soir. L’université d’été des mouvements sociaux, tenue du 24 au 28 août, avait choisi le site de l’École nationale supérieure d’architecture, sur l’Île-de-Nantes, pour son édition 2021, et les quelque 1 800 participant·es manifestent leur plaisir de se retrouver, après l’overdose de visioconférences et l’annulation de la rencontre l’an dernier, imposées par la situation sanitaire.

Plus de 440 syndicats, associations et mouvements sont représentés, avec une sérieuse envie d’en découdre : le recul des droits fondamentaux et des libertés publiques s’est accentué, mis à mal par la gestion de la pandémie ; la précarité ainsi que les inégalités économiques et sociales se sont accrues alors que les profiteurs de tout poil se sont enrichis. Une thématique se détache, dans le programme : les actions et stratégies des mouvements sociaux. Si l’année 2022, avec ses élections présidentielle et législatives, est l’occasion de réfléchir à la manière de peser sur les écuries politiques, c’est d’abord une mise à niveau sur les événements des derniers mois qui s’impose, et singulièrement sur la montée en puissance de l’alliance « Plus jamais ça ».

Le 18 janvier 2020, pour la première fois, quatre syndicats (Confédération paysanne, CGT, FSU, Solidaires) s’associaient à quatre organisations écologistes et altermondialistes (Amis de la Terre, Attac, Greenpeace et Oxfam) pour appeler à la reconstruction d’un monde de justice sociale et environnementale, rejoints depuis par une vingtaines d’autres structures proches (1). « Au sortir du mouvement des gilets jaunes et d’une année de manifestations climat, nous avons voulu manifester la volonté d’articuler nos mobilisations pour faire face à des adversaires communs mais aussi pour une remise en cause radicale du système économique et social », explicite Aurélie Trouvé, porte-parole d’Attac. « Avec la crise sanitaire, les urgences sociales et environnementales se sont constamment rappelées à nous, et avec elles l’absolue nécessité de dépasser nos clivages pour travailler ensemble », reconnaît Marie Buisson, dirigeante confédérale de la CGT. « Même à l’échelle syndicale, nous n’avions jamais été capables d’un tel rapprochement », salue Simon Duteil, codélégué général de l’union syndicale Solidaires.

Passant sur des points de divergence internes (nucléaire, taxe carbone, entre autres), le collectif présentait à Nantes un « Plan de rupture sociale, écologique et solidaire » de 36 propositions (2) coélaborées avec une trentaine de collectifs locaux « Plus jamais ça » spontanément constitués autour d’une lutte ou de la défense d’une entreprise. Fin mai, plusieurs dizaines de cheminot·es et de militant·es se rassemblaient à Perpignan et devant le ministère des Transports pour exiger du gouvernement qu’il réactive, comme promis, le train Perpignan-Rungis de transport de primeurs, arrêté en 2019 en raison de la concurrence de la route, qui génère 10 000 trajets de camions supplémentaires par an. Des coalitions se sont constituées à Paris et à Toulouse, autour de personnels de l’aérien notamment, pour « Penser l’aéronautique pour demain ». Un groupe « Stop Amazon 44 », créé en Loire-Atlantique, frappe à la porte de Plus jamais ça. Par son appui, le collectif national a permis le lancement de la Coop des masques, coopérative créée il y a un an à l’initiative de citoyen·nes, d’associations et de syndicalistes des Côtes-d’Armor pour relocaliser la production de masques sanitaires avec une attention à l’impact environnemental et à l’utilité publique, alors que la France en était réduite à importer massivement de Chine.

Chapelle-Darblay

À Nantes, la mobilisation pour la relance de l’usine de recyclage de papier Chapelle-Darblay (à Grand-Couronne, Seine-Maritime) s’est distinguée : à ce jour, c’est la plus probante des interventions de Plus jamais ça. En septembre 2019, le papetier finlandais UPM, géant du secteur et propriétaire, annonce la vente du site. L’entreprise, qui collecte 40 % de la matière à recycler de France, fournit alors 25 % du papier journal national. Elle est bénéficiaire, mais pas assez compétitive, juge UPM. « Alors aujourd’hui, on importe de la fibre vierge du Brésil, du Canada… Et l’on fait circuler des camions pour conduire le papier à recycler français jusqu’en Allemagne », déplore Cyril Briffault. Représentant du personnel, avec Julien Sénécal, syndicaliste CGT lui aussi, et Arnaud Dauxerre, ils sont les trois derniers salariés de l’entreprise. Les 214 autres ont été licenciés, avec congés de reclassement. « Des conditions correctes, souligne Julien Sénécal, mais la question qui nous taraude depuis deux ans, c’est de sauver l’activité de Chapelle-Darblay, d’utilité sociale et écologique. » Faute de repreneur, UPM ferme l’usine en mai 2020. Mais, auparavant, les salarié·es ont joué finement. « Conscients de notre force, nous n’avons pas cherché à l’exercer par un blocus de l’usine par exemple, raconte Cyril Briffault, car le propriétaire aurait sûrement accéléré sa fermeture. » Au contraire, les syndicats acceptent de signer le plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) de la direction à condition d’obtenir une année de sursis avant la vente du site, sans production, afin de poursuivre la quête d’une solution pour redémarrer la production. Les trois représentants du personnel restent salariés, les machines sont entretenues. « L’État n’a pas bien bossé. La loi “Florange” ne l’oblige qu’à “rechercher” un repreneur, fustige Julien Sénécal. Notre démarche, novatrice, pousse dans le sens d’une obligation de résultat, car il faut du temps pour qu’une alternative économique et industrielle puisse déboucher. Depuis le départ, nous sommes convaincus qu’on peut sauver la boîte. Le papier recyclé a de l’avenir dans la transition écologique ! » Mais 200 salariés à la casse, c’est en dessous du « seuil de douleur », déplore-t-il. « Notre cas n’a pas soulevé beaucoup d’émotion, au-delà du local. »

Cependant, à Paris, dans une réunion du collectif Plus jamais ça, la direction de la CGT pointe son doigt sur Grand-Couronne : une bataille sociale et écologique exemplaire, qu’il faut monter en épingle. « UPM, on les connaît bien, soupire François Chartier, chargé de campagne à Greenpeace. Ils ont multiplié les scandales en Argentine et en Asie du Sud-Est. Et nous avons été séduits par la nouvelle approche de l’action qui nous était proposée. » Dans la plus grande discrétion, les deux organisations ainsi qu’Attac préparent une opération médiatique devant le ministère de l’Économie. Le 28 avril 2021, il ne reste que quelques jours avant l’échéance de la vente de l’usine, « avec destruction et ferraillage de deux machines à la pointe de la technique coûtant 350 millions d’euros pièce ! », s’étranglent les salarié·es. Une centaine de personnes s’installent sur le parvis du ministère, avec banderoles et mannequins jetés à la Seine, figurant la situation du personnel de l’usine. « Capacité de mobilisation, savoir-faire d’organisation, scénarisation d’actions spectaculaires, etc., nous avons tiré parti des points forts de chacune de nos organisations, explique Margot Estepa, chargée de mobilisation inter-associative à Greenpeace. Nous avions décidé de ne pas bouger tant que Bercy n’accepterait pas de se mouiller. » Et c’est une petite victoire : une délégation menée par Philippe Martinez, secrétaire national de la CGT, ressort avec l’engagement du ministre Bruno Le Maire d’assurer trois mois de sursis supplémentaires aux « Chapelle-Darblay ». Ce qui pourrait leur être suffisant : une étude menée par l’Ademe et le Centre technique du papier a cerné des créneaux rentables dans l’emballage ainsi que l’isolation des bâtiments (ouate de cellulose), et un consortium industriel important, piloté par Veolia, s’apprête à déposer une offre solide en septembre. « On va démontrer qu’une autre voie que la casse, cohérente, écologique et sociale, était possible ! », lance Arnaud Dauxerre. « Cette histoire fait réfléchir à nos méthodes de lutte, commente Benoît Teste, secrétaire général de la FSU. Il y a quelque chose à creuser autour de la fierté du métier, capable de construire de l’intérêt général. »

Grandpuits

La mobilisation des salarié·es de la raffinerie de Grandpuits (Seine-et-Marne) a également déclenché une opération de soutien d’ampleur de la part de Plus jamais ça. Total (devenue TotalEnergies) envisage de reconvertir le site en une plateforme « zéro pétrole », mais cette transition écologique alléguée est jugée « un vrai condensé de greenwashing » par Attac, les Amis de la Terre, la Confédération paysanne, la CGT et Greenpeace, co-signataires d’une étude incendiaire : le raffinage sera délocalisé ailleurs dans le monde, remplacé par de pseudo-activités écolos (agrocarburants, plastiques végétaux, etc.), et sur le dos des salarié·es : près de 700 emplois sont menacés, à Grandpuits et chez les sous-traitants. Les équipes de la raffinerie se mettent en grève début 2021, renforcées dans leurs manifestations par… des écologistes. Le monde du pétrole s’ébahit. Philippe Martinez fait tribune commune, au pied de la tour Total à la Défense, avec Jean-François Julliard, directeur général de Greenpeace France, et Cécile Duflot, ex-patronne d’EELV et directrice de l’ONG Oxfam France. « Ce chantier est d’une autre dimension qu’à Chapelle-Darblay, dont l’activité ne nous pose pas de problème, commente Jean-Michel Drevon, secrétaire général de l’Institut de recherche de la FSU, qui réfléchit à l’impact pour le syndicalisme de la transition écologique et sociale. À Grandpuits, c’est un autre débat : il faut penser comment sortir du pétrole et s’occuper des salarié·es. Une dimension, notamment, n’est pas traitée : l’attachement au métier. De l’emploi, il y en aura toujours ailleurs. Mais on braquera les personnes si le message émis c’est que leur travail est devenu obsolète et donc qu’elles n’ont plus de valeur. »

(1) plus-jamais.org

(2) Organisée en 10 chapitres : protection et prévention pour tout·es, sécurité sanitaire et progrès démocratique, travail pour tout·es, satisfaction des besoins fondamentaux, solidarité internationale « réelle », contrôle de la finance et de la dette publique, justice fiscale, accompagner durablement la reconversion, transformer nos modes de production, de mobilité et de consommation, transition sociale et écologique de l’agriculture et de l’alimentation.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

Temps de lecture : 9 minutes
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