Folie et perversité des sondages

Le sondage est un quiproquo organisé. Mais il devient un facteur agissant sur l’opinion. Il transforme le citoyen en stratège, et l’encourage au « vote utile ». À partir d’une base incertaine, il devient un arbitre au pouvoir finalement exorbitant.

Denis Sieffert  • 13 octobre 2021
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Folie et perversité des sondages
© MARTIN SCHUTT / DPA / dpa Picture-Alliance via AFP

Pour faire un bon sondage, il faut quatre acteurs qui sont aussi, parfois à l’insu de leur plein gré, comme disait un célèbre coureur cycliste, quatre complices : l’institut de sondage, le média, le politique, et le consommateur qui, distrait ou crédule, gobe la fable comme il ingérerait une vérité absolue. C’est une histoire dont personne ne sort complètement innocent. Et voilà comment, à six mois de la présidentielle, la machine s’emballe comme jamais auparavant. Nous avons eu droit, les 4 et 5 octobre, à cinq sondages en deux jours. Avec, il est vrai, un bon produit qui excite les passions : ce Zemmour, qui fait vendre, en même temps qu’on assure sa promotion, selon l’infernale dialectique de la poule et l’œuf. Et tant pis s’il charrie des immondices idéologiques ! Il est d’ailleurs vain dans toutes ces histoires de sondages de vouloir démêler le business et la politique, tant les deux sont liés. Mais observons la mécanique. À l’origine, il y a un média qui commande une enquête avec la ferme intention de vendre du papier ou de l’audience. N’oublions pas que cet avatar de la sociologie, né aux États-Unis dans les années 1930, vient de la pub. Son inventeur, George Gallup, a d’abord publié dans une revue de pub new-yorkaise, avant d’atteindre la postérité au point de faire de son nom propre un nom commun. Mauvais début donc, car la publicité est rarement l’amie de la vérité. Mais le média opère une rapide métamorphose : de marchand qu’il était, le nez sur ses comptes quand il commande une enquête d’opinion, il devient subtil analyste politique quand il la reçoit. La magie de cette transformation est d’autant plus profitable qu’un sondage bien fait, et au bon moment, fait gloser tout le monde, même la concurrence.

L’autre protagoniste, c’est évidemment l’institut de sondage. Rendons-lui d’abord justice : il ne manque jamais d’avertir que son produit n’est qu’un instantané, et qu’il n’a pas de valeur prédictive. Charge au média de faire oublier ensuite ce timide avertissement, en affirmant par exemple qu’avec 17 % Zemmour serait au deuxième tour. Cela, avec la même valeur prédictive qui avait fait de Balladur, de Jospin ou de Juppé, des vainqueurs certains, six mois avant l’échéance… Mezza voce, l’institut de sondage, toujours irréprochable, avoue également que son étude comporte une marge d’erreur. Mais sa « pédagogie » a l’efficacité de ces lignes que l’on trouve en lettres minuscules au bas d’un contrat d’assurance… Quant à l’analyste médiatique, il ne reproduira ces informations que dans un murmure que le « consommateur » – vous, nous – n’entendra pas ou ne voudra pas entendre.

Le sondage, c’est un quiproquo organisé. Et voilà comment, sans qu’il y ait à proprement parler mensonge, il y a tout de même tromperie sur la marchandise. Et on aperçoit d’autres vices cachés qui, à mesure que les sondages nous envahissent, commencent à faire polémique. Le premier tient évidemment à l’étroitesse des échantillons de population à partir desquels on prétend projeter une représentation globale de l’opinion. Là aussi, on est dans le business. Plus le nombre de personnes interrogées est limité et moins le sondage est cher. Et tant pis si la marge d’erreur s’en trouve augmentée ! Enfin, Mélenchon et La France insoumise ont pointé ces jours-ci une autre turpitude, plus insidieuse, qui touche à la méthodologie même de l’enquête. Les instituts ne retiennent que les personnes qui se disent d’ores et déjà sûres d’aller voter dans six mois. Le biais, on l’imagine, est politiquement dévastateur. Car ce sont les catégories socialement défavorisées, éloignées de la politique à force de déceptions, qui sont dans l’indécision. Et c’est souvent une population orpheline d’une gauche divisée qui disparaît des enquêtes d’opinion.

Malgré tous ces vices plus ou moins assumés, le sondage continue son bonhomme de chemin. Il devient un facteur agissant sur l’opinion. C’est désormais bien connu, il transforme le citoyen en stratège, et l’encourage au « vote utile ». Il se substitue aux primaires qui n’ont pas eu lieu. Ainsi, Mélenchon espère bien virer en tête des candidats de gauche au début de 2022, et commencer à capitaliser sur le vote utile. Il a, comme ça, anéanti Benoît Hamon en 2017. Jadot et Hidalgo n’en pensent peut-être pas moins. À partir d’une base incertaine, le sondage devient un arbitre au pouvoir finalement exorbitant. À qui la faute ? Pas aux sondages, cette fois, mais bien à des candidats qui n’ont pas voulu ou pu se rassembler selon des formes plus démocratiques. Les yeux fixés sur les intentions de vote, ils guettent ensuite le seuil d’accès au second tour. Il serait aujourd’hui situé à 16 %, « si l’on en croit les sondages ». Première conséquence de la montée en puissance d’un Zemmour qui divise par deux le capital voix de Marine Le Pen. Ce qui ouvre bien des perspectives… L’étonnant dans tout ça, c’est que ces conjectures reposent sur des estimations qui comportent, comme on l’a vu, bien plus que des approximations. Certes, les sondages n’inventent pas les mouvements d’opinion, mais ils en donnent une image déformée. On pourrait rêver qu’ils n’apparaissent qu’à proximité de l’échéance électorale, au minimum quand les candidats sont déclarés, et le contexte connu. Dans leur empressement, ils ne font actuellement que traduire une tendance lourde de « marchandisation » de la politique.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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