« Tre Piani », de Nanni Moretti : La vie bornée, mode d’emploi

Dans Tre Piani, Nanni Moretti met en scène des personnages englués dans l’individualisme de notre époque. Un regard dénué de moralisme, traçant même des voies d’émancipation.

Christophe Kantcheff  • 9 novembre 2021 abonné·es
« Tre Piani », de Nanni Moretti : La vie bornée, mode d’emploi
© Alberto Novelli

T re Piani débute par une scène d’une violence sèche : une voiture lancée à toute allure renverse une femme et la tue sur le coup. À son bord, le fils alcoolisé (Alessandro Sperduti) d’un couple de magistrats, qui, alertés, accourent. Le peu d’attention accordée à la défunte par le trio familial est troublant. L’enjeu se situe entre eux, et pas au-delà. Entre un père (Nanni Moretti) qui a toujours été tyrannique et n’a jamais cessé de juger durement son fils, une mère (Margherita Buy) aimante mais sous la coupe de son mari, et ce fils devenu irresponsable.

Tre Piani, Nanni Moretti, 1 h 49.
La grande maison résidentielle où vivent ces trois-là, composée de quelques appartements disposés sur trois étages (tre piani), est le pivot du film, adapté du roman éponyme de l’écrivain israélien Eshkol Nevo (1). Voilà qui pourrait donner lieu à un film choral, avec d’incessants échanges entre les uns et les autres, tout en convivialité. Il s’en faut de beaucoup. Certes, ses habitants ont en apparence une existence normale et rentrent et sortent au gré de leurs activités. Ils vivent pourtant confinés. Non au sens de l’ère covid – le film a été réalisé avant que survienne la pandémie. Mais parce qu’ils sont repliés sur eux-mêmes, comme si leurs fenêtres n’ouvraient pas sur le monde.

Ainsi, Lucio (Riccardo Scamarcio) : il est le père de la petite Francesca, que sa femme et lui confient de temps à autre à leurs voisins vieillissants. Un jour, l’homme, un peu sénile, se perd dans un parc avec Francesca. Lucio les retrouve et est convaincu que son voisin a abusé sexuellement de sa fille. Il s’enferme dans cette obsession, au point de ne pas vouloir entendre la police et les psychologues qui lui disent le contraire. Le film montre un homme sincèrement terrassé par cette idée. Et poussé à la violence.

Habilement, le scénario fait passer Lucio d’accusateur à accusé. Celui-ci se laisse aller à son désir pour une jeune fille, Charlotte (Denise Tantucci), qui l’a entraîné dans une situation plus qu’ambiguë. Or, elle est la petite-fille du vieil homme que Lucio persécute. C’est désormais lui qui doit passer au tribunal, parce qu’elle est mineure.

Autre habitante de l’immeuble : Monica (Alba Rohrwacher). Elle aussi figure dans les tout premiers plans du film, ceux de l’accident. Elle va alors accoucher en pleine nuit, seule. La solitude est son lot quasi quotidien, son mari travaillant loin. En outre, elle semble rééditer la maladie de sa mère : la dissociation psychique, avec un sentiment de persécution. L’image d’un corbeau lui apparaît de façon récurrente.

Le personnage de Monica est emblématique de l’atmosphère décrite par Tre Piani. Comme elle, Lucio est hanté par la peur. Une peur inexpliquée, que notre époque propage. Comme elle, les personnages sont englués dans une solitude à la fois existentielle et prosaïque. Enfin, comme pour elle, les marques d’amour sont le plus souvent distantes, ou carrément inexistantes. Envers l’acte tragique de son fils, le juge est sans commisération ; il n’a d’autre réaction que celle qu’il aurait face à un prévenu accusé d’assassinat.

Le regard que porte Nanni Moretti sur nos sociétés, dans son treizième long métrage de fiction, est incontestablement noir. S’il semble réserver un propos directement politique à ses documentaires – c’était le cas de Santiago, Italia (2018) racontant comment des activistes chiliens ont pu fuir le régime de Pinochet et refaire leur vie dans une Italie naguère accueillante –, il n’a rien perdu de ses idéaux. Son film est une chronique des comportements à l’ère de l’individualisme dominant. Ses personnages sont socialement plus élevés que ceux de Gloria Mundi (2019), de Robert -Guédiguian, avec lequel le cinéaste italien a rappelé sa proximité (2), mais sont tout aussi aveuglés par leur égoïsme et leur soumission à un air du temps mortifère.

Pour autant, Moretti ne signe pas une œuvre amère, qui se satisferait d’une posture moralisatrice. Il dessine une ouverture dans ce confinement des esprits. En particulier via le beau personnage de Dora, la mère du fils à la voiture meurtrière. À partir d’elle, qui trouve les voies de son émancipation, c’est tout un souffle d’humanité réactivée qui traverse Tre Piani. Et c’est indéniablement émouvant.

(1) Trois Étages, Eshkol Nevo, traduit de l’hébreu par Jean-Luc Allouche, Gallimard, 2018, Folio, 2020.

(2) Dans Les Cahiers du cinéma, numéro de novembre 2021.

Tre Piani, Nanni Moretti, 1 h 49.

Cinéma
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