Cannes for ever ?

Le festival retrouve son calendrier traditionnel, du 17 au 28 mai. Néanmoins, dans un contexte difficile, des évolutions sont en cours, dont on ne mesure pas encore toutes les conséquences.

Christophe Kantcheff  • 16 mai 2022 abonné·es
Cannes for ever ?
Thierry Frémeaux et Pierre Lescure ont annoncé la sélection officielle le 14 avril.
© EMMANUEL DUNAND/AFP

Nous sommes dans nos dates, dans nos agendas, dans nos patins, dans nos marques. » C’est par ces mots que Pierre Lescure, le président du festival de Cannes, a ouvert la rituelle conférence de presse annonçant la sélection officielle, le 14 avril, au cinéma UGC-Normandie, à Paris. Le propos peut paraître rassurant, mais est-ce pour autant un retour à la normale ? Du strict point de vue des dates, c’est incontestable. Le 75e festival de Cannes retrouve son ancrage dans le mois de mai (il se déroule du 17 au 28), après l’édition 2021 décalée au mois de juillet et l’« annus horribilis » 2020, où le festival, pandémie oblige, avait dû être annulé (remplacé par un « label Cannes 2020 » peu consolateur).

Mais pour le reste ? Thierry Frémaux, le délégué général, s’est montré un peu plus grave que d’habitude lors de cette conférence de presse, déclinant en mode mineur les festivités consacrées à ce 75e anniversaire, et resituant le contexte dans lequel le festival a lieu : « après deux ans de crise dont on ne se remet pas en quelques semaines, et par des temps de tristesse et de guerre en Europe et un peu partout dans le monde ».

Le festival de Cannes ne peut faire, en effet, comme s’il n’y avait pas du côté des salles une inquiétude majeure. Les chiffres de la fréquentation accusent une chute sévère : les quatre premiers mois de 2022 totalisent 50,7 millions d’entrées, soit 34 % de moins qu’en 2019 (77,1 millions). Mais cette situation n’affecte pas tous les films à égalité. Les blockbusters états-uniens et les grosses comédies françaises (Qu’est-ce qu’on a fait au bon Dieu ?, Les Tuche) réalisent globalement de bons résultats, quand les films d’auteur, hors exceptions (comme Un autre monde, de Stéphane Brizé), perdent jusqu’à la moitié, sinon plus, de leur public potentiel. Principale raison invoquée : les plus de 50 ans, c’est-à-dire la frange de la population la plus cinéphile, sont beaucoup moins nombreux à avoir repris le chemin des salles.

La crainte du covid, la trop longue période de fermeture des salles qui a entraîné de nouvelles habitudes de visionnage des films sur le petit écran, la redoutable concurrence des plateformes… Les explications abondent. Reste que les œuvres économiquement les plus fragiles sont les premières sacrifiées, tandis que toute la chaîne du cinéma indépendant se retrouve en mauvaise posture, plus encore les distributeurs que les exploitants, bien aidés pendant la pandémie, les producteurs étant touchés dans un second temps.

On n’est donc pas étonné que le festival de Cannes organise pendant cette quinzaine un colloque durant lequel, selon les mots de Thierry Frémaux, « les cinéastes viendront penser à haute voix leur métier. C’est quoi, être cinéaste ? Avant, c’était faire un film en 35 mm pour une salle de cinéma. Mais aujourd’hui ? ».

D’une certaine façon, la nature de l’événement version 2022 esquisse quelques réponses. L’une concerne les plateformes, au rôle désormais déterminant. Le règlement intérieur exclut de la compétition les films non destinés à sortir en salle. Conséquence : les productions de Netflix, Apple TV et consorts en sont écartées. Mais les choses pourraient changer. Le conseil d’administration du festival devrait se prononcer à nouveau sur cette question en vue d’infléchir sa position. « Cela veut dire que les règles ne sont pas fixées par rapport à des critères artistiques et culturels, mais par rapport aux desiderata d’un opérateur très puissant », a répliqué François Aymé, président de l’Association française des cinémas d’art et d’essai dans le journal professionnel Le Film français du 13 mai 2022.

Autre inflexion importante : la nomination au poste de présidente, pour remplacer Pierre Lescure, d’Iris Knobloch. Élue à l’issue d’un scrutin où elle était la seule candidate, présentée par l’État avec le soutien du CNC, cette Allemande de 59 ans a fait la plus grande partie de sa carrière professionnelle chez une major, Warner. Depuis juillet 2021, elle est PDG d’I2PO, une société d’acquisition à vocation spécifique (Spac) dédiée au divertissement, dont sont actionnaires Matthieu Pigasse et la famille Pinault. « Le cinéma est un art ; et par ailleurs, c’est aussi une industrie », disait André Malraux, qui ne connaissait pas Iris Knobloch. Lors de la fusion, le mois dernier, entre Deezer et I2PO, celle-ci utilisait ce langage sur BFM-business : « Deezer est une marque de challenger qui a tout le potentiel de gagner, une marque qui a un management team de haut niveau et un business model de partenariat qui va amener le produit au next level (sic). »

Exit Canal + : Cannes a de nouveaux partenaires médiatiques. France Télévisions, c’est du classique. En revanche, le second dénote clairement la volonté de conquérir une audience plus jeune. Il s’agit de Brut, la plateforme de production de vidéos virales visant les 18-34 ans, dont les déclinaisons dans de nombreux pays ont dû séduire les responsables du festival. Parmi le dispositif cannois annoncé par le site, « Augustin Trapenard proposera chaque jour une interview d’une dizaine de minutes, dans laquelle il discutera de cinéma, en profondeur, avec sa ou son invité·e de prestige ». Pour paraphraser Paul Valéry, disons qu’en dix minutes, la profondeur, c’est la surface. Enfin, le festival a noué un partenariat inédit avec un réseau social, TikTok, qui draine plus d’un milliard d’utilisateurs de par le monde. « Il serait complètement fou et anachronique de ne pas agréger tout ce qui nous unit aujourd’hui », a commenté Pierre Lescure le 14 avril.

Place, donc, à un Cannes redevenu lui-même. Quoique…

Comme chaque année, Christophe Kantcheff couvre le festival de Cannes dans son intégralité en tenant une chronique quotidienne sur Politis.fr

Cinéma
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