« Sous les figues », d’Erige Sehiri (Cannes, Quinzaine des réalisateurs) ; « 99 Moons », de Jan Gassmann (Cannes, Acid)

En Tunisie et en Suisse, deux films où la vie sentimentale et sexuelle est aux antipodes et qui pourtant se rejoignent.

Christophe Kantcheff  • 21 mai 2022
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« Sous les figues », d’Erige Sehiri (Cannes, Quinzaine des réalisateurs) ; « 99 Moons », de Jan Gassmann (Cannes, Acid)
© Henia-Production-Maneki-Films

Des travailleuses cueillent des figues. Il y a aussi des hommes, mais la caméra se tient davantage aux côtés des femmes. Nous sommes en Tunisie, dans une région agricole, où les perspectives pour les jeunes filles sont les études secondaires, la cueillette et… c’est tout. Unité de temps, unité de lieu. En partie en raison de contraintes de production, la cinéaste Erige Sehiri, qui vient du documentaire et signe ici sa première fiction, raconte une journée de travail dans un champ, du matin jusqu’au soir. C’est ce qui fait aussi sa force.

Sous les figues, présenté à la Quinzaine des réalisateurs, est un huis clos à ciel ouvert, où le sentiment de fermeture l’emporte. Sous les épaisses feuilles des figuiers, dont il faut ôter les fruits avec précision et délicatesse pour ne pas encourir les foudres du jeune patron, le sentiment général est qu’on ne respire guère. D’autant que ce travail n’est pas l’apanage des seules jeunes filles : y participent aussi des femmes plus âgées, qui sont comme leurs vis-à-vis, leur avenir projeté d’une existence étouffée.

Mais l’essentiel de ce qui préoccupe Sana, Fidé et Melek (interprétées par trois sœurs, Ameni, Fide et Feten Fdhili – tous les comédiens sont des non professionnels) tourne autour de l’attitude à suivre avec les garçons. Des flirts s’esquissent. Cependant rien n’est possible, tout geste serait condamnable, condamné. Alors les mots tentent de compenser ce qui est interdit. Les conversations abondent, jeux d’un amour fantasmé sans hasard, verve équivalente, tout en en étant fort éloignée dans cette campagne où l’on parle un dialecte méprisé par les citadins, à celle qui se déploie chez Rohmer : les prudes paroles y sont gorgées d’un désir inassouvi. Un couple s’est créé malgré tout. Mais le lieu du rendez-vous « secret » qu’ils se chuchotent se situe devant un rayon d’épicerie. Cette jeunesse est sous le joug de l’empêchement sentimental et sexuel.

Erige Sehiri filme l’exploitation des plus démunis par un moins pauvre ; les rivalités d’une succession familiale sur un champ auxquelles fait face un des garçons qui a perdu ses parents ; et la domination masculine, toujours, lorsque le jeune patron veut abuser de Fidé. Pour autant, les jeunes filles sont vues comme des insoumises, non comme des victimes. La cinéaste montre leur vitalité, leur beauté, l’espérance aussi qui brille dans leurs yeux. Les femmes plus âgées, ainsi que les garçons, ne sont pas en dehors de ce regard enveloppant. La caméra d’Erige Sehiri crée une société, sans exclusive. C’est aussi pour cette raison que Sous les figues est un film profondément féministe.

© Politis

On pourrait penser que 99 Moons (« 99 Lunes »), programmé par l’Acid, est l’exact inverse de Sous les figues. L’action se passe en Suisse alémanique. Bigna et Frank se retrouvent dans un parking pour un plan cul aussi bref que brutal. Bigna « gère » sa sexualité de cette manière. Frank lui confie que c’est pour lui une première fois.

Exposition parfaite : tout, ou presque, est déjà posé dans cette première séquence. Bigna veut se tenir dans un rapport froid, clinique, avec les hommes. Frank cherche à établir une autre relation, plus « humaine », plus sensible, ne serait-ce que par la conversation. Bigna est scientifique de profession, une rationaliste éclairée, habituée aux abstractions. Frank est serveur dans un club filmé comme s’il se situait dans les entrailles de la terre, où la musique s’écoute à fond mais chacun sous son casque, un lieu de plaisirs et de drogues, organique et nocturne.

Or, voici l’imprévu : Frank tombe fou amoureux, tandis que, de son côté, Bigna s’en défend : « Tu confonds le sexe et l’amour », lui lance-t-elle. Cela prend un peu de temps, mais, traversée par une force plus puissante que sa volonté, elle doit aussi se l’avouer : elle ne peut plus se passer de lui.

Jan Gassmann filme la passion amoureuse, les corps qui se donnent, où qu’ils soient, dans une forme de sauvagerie douce. La passion tonne, déflagration dans l’instantané – comme les tremblements de terre qui secouent la Suisse à deux reprises. Mais qu’en est-il quand s’instaurent la durée, le quotidien, la vie matérielle ?

Le cinéaste raconte cette histoire sans l’ombre d’une démagogie ou d’une tentation consensuelle. Ses protagonistes se cognent aux limites de leur absolu, mais ne transigent pas. Ils sont inséparables, se quittent, les lunes passent, ils se retrouvent, toujours affamés l’un de l’autre. Bigna et Frank sont sans défense, exposés, face à leurs désirs comme face à la vie qui doit se construire. Le film est incroyablement beau de toute cette nudité fragile.

Là où, mine de rien, 99 Moons rejoint Sous les figues, c’est que lui aussi développe une vision féministe. Car, contrairement à Frank qui s’est engagé dans une existence apaisée, Bigna ne cède à aucun conformisme tout en souffrant de ce à quoi elle ne peut se résoudre : une situation affective établie, un enfant… Cette intégrité-là, celle de ce film impeccable, servie par deux acteurs magnifiques, Valentina Di Pace et Dominik Fellmann, est rare au cinéma.

Cinéma
Temps de lecture : 5 minutes
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