Chris Ware, politiques strips

Le Centre Pompidou met en lumière un auteur majeur de la bande dessinée, subtil analyste de la société de consommation états-unienne.

Lucas Sarafian  • 22 juin 2022 abonné·es
Chris Ware, politiques strips
Le dessinateur a réalisé plusieurs couvertures du New Yorker.
© Hervé Véronèse – Centre Pompidou

Loin, très loin du rêve américain. Chez Chris Ware, on est souvent en présence d’un personnage seul, inadapté au monde. Il y a aussi beaucoup de silence, qui témoigne des difficultés pour construire une relation humaine. La raison en est simple : le mitage progressif de nos modes de vie par la société de consommation. Mais jamais l’auteur, lauréat du 49e Grand Prix d’Angoulême en 2021 et « génie du dessin qui se déteste lui-même », selon les mots de Riad Sattouf, ne l’énonce ainsi.

Chris Ware, jusqu’au 10 octobre, Bibliothèque publique d’information, Centre Pompidou, Paris.
C’est au milieu des livres de la Bibliothèque publique d’information du Centre Pompidou, à Paris, que se succèdent –« l’enfant le plus malin du monde » – surnom de Jimmy Corrigan, un gosse qui reçoit un jour une lettre de son père, qu’il n’a jamais connu, personnage éponyme du comics paru en 2000 ; une fleuriste unijambiste jamais nommée, de l’album Building stories (2012) ; ou Joanna Cole, l’héroïne afro-américaine de Rusty Brown (2020). Une galerie de personnages touchants et complexes, sensible reflet de nos maux contemporains : l’isolement, la difficulté de s’intégrer socialement et l’éclatement du concept de société. Une œuvre profondément mélancolique.

Reconnu pour l’extrême précision de son trait et la méticulosité de son travail formel autour de l’objet-livre, Chris Ware est attentif à l’évolution du monde qui l’entoure. Il ne théorise pas, sauf en de rares exceptions. « Il est évident que nous vivons dans une société fondée sur les inégalités. […] En tant qu’être humain vivant aux États-Unis, il faut les réparer, en être conscient », explique-t-il au détour d’une interview donnée en mars 2021 à l’occasion de l’exposition « Building Chris Ware » présentée à Angoulême. Ou lorsqu’il qualifie sa terre natale de « pays en voie de développement, vu la façon dont elle a quasi abandonné la démocratie ces quatre dernières années », dans la lettre de remerciement qu’il envoie au Festival d’Angoulême après avoir été récompensé par le prestigieux prix. Pour lui, son travail se résume simplement à « l’acte de percevoir, ressentir ». Mais jamais il ne crée de pont explicite pour énoncer la portée politique de son travail.

Celle-ci est cependant bien tangible. En particulier dans la vingtaine de couvertures qu’il a réalisées pour le magazine New Yorker. Dans l’une d’entre elles, intitulée « Thanksgiving conversation » et dessinée en 2006, il saisit un repas familial sous la forme d’un avant/après, le même jour à plusieurs années d’intervalle. Rien n’a vraiment changé : le même repas, le même salon, la même disposition des meubles… Autour de la table, les membres de la famille ont certainement pris de l’âge, bien que cela n’apparaisse pas clairement. Car tout le monde a les yeux rivés sur la télévision (qui vient de faire son arrivée dans le premier dessin) dans un coin de la pièce. Plus -question de se regarder mais, happés par l’écran, de suivre la diffusion d’un match de football américain. Dans ce jeu des sept différences d’une scène ordinaire, s’exprime d’abord la banalité, mais aussi un commentaire sans jugement sur une maladie insidieuse : la destruction nette des rapports humains, même les plus proches, engendrée par la société de consommation maquillée en divertissement.

D’autres planches se trouvant dans l’Acme Novelty Library, série de fascicules de différents formats que l’auteur réalise dès 1993 alors qu’il est encore étudiant, témoignent de son obsession pour l’absurdité du monde contemporain. À côté de ses histoires mettant en scène les personnages qui le suivront pendant toute son œuvre, Chris – de son prénom complet Franklin Christenson – Ware s’amuse à dessiner de fausses publicités, une page d’instructions pour « monter votre propre tête de chat animée » ou une série parodique de petites annonces d’un journal où l’on peut acheter de la déprime, des grenouilles géantes ou un livre contenant le remède miracle pour mettre fin à la constipation autant qu’aux envies suicidaires.

Dans « Money », une autre de ses couvertures pour le New Yorker, réalisée en 2010, une enfant assise par terre semble jouer avec une fausse caisse enregistreuse et de faux billets. En fait, elle imite ses parents, accoudés au comptoir de la cuisine, qui se prennent la tête dans les mains devant un amoncellement de papiers, que l’on devine être des factures, sous une calculette. Là encore, aucune bulle de conversation. Le silence consigne le malheur d’une famille en manque d’argent.

Chris Ware s’inscrit dans la continuité de l’histoire liant la presse et la bande dessinée – sa mère était rédactrice en chef de l’Omaha World-Herald, et lui-même fut repéré par Art Spiegelman, figure de la BD underground des années 1970 et 1980, alors qu’il publiait ses strips dans le journal de l’université d’Austin, The Daily Texan. Celui qui dit n’avoir jamais lu Bergson – il s’en excuse – et assure n’avoir jamais eu la moyenne « en philo à la fac » évite les dissertations pompeuses. Mais il pose un regard des plus sensibles sur la société et dresse peut-être la meilleure des analyses en donnant à ses récits de l’intime une dimension critique sur nos modes de vie occidentaux.

Culture
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