« En salle » de Claire Baglin : pauvre comme un job

Claire Baglin entre brillamment en littérature avec un premier roman. En salle, d’une grande originalité, explore la question du travail.

Christophe Kantcheff  • 31 août 2022 abonné·es
« En salle » de Claire Baglin : pauvre comme un job
© (Photo : Mathieu Zazzo)

Il est aisé d’imaginer que les deux narratrices d’En salle ne font qu’une, à deux époques distinctes, séparées tout au plus d’une décennie : la jeune femme qui décrit son activité d’équipière dans un fast-food pendant les mois d’été ; la petite fille qui raconte des moments de sa vie avec ses parents et son frère cadet, Nico. D’un côté, nous pénétrons dans l’univers des « bullshit jobs », tâches fatigantes, répétitives, sans intérêt, et sous surveillance, contribuant à la fabrication d’un produit bas de gamme.

En salle, Claire Baglin, Minuit, 159 pages, 16 euros.

De l’autre, nous plongeons dans le quotidien d’une famille aimante, plutôt pauvre, regardant à chaque dépense, avec un père ouvrier effectuant les quatre quarts, et dont le travail influe, d’une manière ou d’une autre, sur la vie de la maison.

Les deux récits vont ainsi poursuivre chacun leur route de part et d’autre du roman. Non sans de discrètes résonances. Au passage dans lequel la narratrice entre dans le local à poubelles du fast-food pour broyer des déchets succède celui où la famille se rend à la déchetterie, escalade le portail et récupère PC ou magnétoscopes anciens, ces « nouveautés d’autrefois » souvent défectueuses, que le père aura à cœur de réparer. Ou bien, au refus exceptionnel de la narratrice d’obéir à un énième ordre de sa manageuse à l’esprit petit chef correspond une révolte du père contre des méthodes à l’usine « qui te poussent à bout physiquement », révolte qu’il n’exprime, cependant, qu’auprès de sa femme.

Claire Baglin entre en littérature avec un regard d’une rare acuité et une personnalité littéraire déjà affirmée.

© Politis

Les deux lignes narratives tissées par Claire Baglin sont en elles-mêmes puissantes. La première parce qu’elle met au jour, avec des pointes d’ironie, un monde absurde où l’humain doit se conformer à la machine, dans lequel les relations entre les personnes, comme la production, sont factices : « Je suis une pancarte publicitaire qui vante le fait maison alors même que je ne fais qu’appuyer sur des boutons. » La seconde parce qu’en quelques scènes – au camping, lors d’une collation à la maison, d’une rencontre à la médiathèque avec des écrivains locaux, d’une fête – l’auteure saisit la richesse (affective, humoristique…) d’une famille ouvrière en même temps que ses contraintes.

Reste que la juxtaposition des deux récits stimule les questionnements. Quelle forme de continuité, d’une époque à l’autre, peut-on déceler ? Quelque chose d’une reproduction sociale, l’équipière du fast-food prolongeant l’ouvrier de l’usine : tous deux subissent la pénibilité de leur travail, l’arbitraire de leurs supérieurs hiérarchiques et la réquisition de leur être en profondeur : « [Mon père] a froncé les sourcils et ajouté le boulot c’est pas toute la vie […] il faut pas se laisser engloutir sinon c’est foutu. »

Les différences sont tout aussi sensibles, même si l’auteure, là comme ailleurs, se garde bien de les rendre explicites. Elles tournent essentiellement autour du sens que le travail a pour l’une et pour l’autre. La fierté que ressent le père ouvrier ou la camaraderie entre collègues ont totalement disparu, laissant place chez l’employée de fast-food à un sentiment de non-sens récurrent.

Avec sa construction inattendue et son axe thématique sur le travail, En salle l’atteste : Claire Baglin entre en littérature avec un regard d’une rare acuité et une personnalité littéraire déjà affirmée. On attend impatiemment la suite.

Littérature
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