Lafarge bétonne sa RSE

Dix cimenteries de Lafarge bloquées pendant quatre jours, une manifestation des salariés de l’usine de Frangey violemment dispersée par les CRS au siège du groupe à Saint-Cloud… L’inédit mouvement au sein de Lafarge lève le voile sur la responsabilité sociale (RSE) du numéro un mondial de l’industrie du ciment.

Thierry Brun  • 10 juin 2011
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Illustration - Lafarge bétonne sa RSE


« Mesurer les impacts sociaux et environnementaux contribue à sortir de la logique unique du retour financier sur investissement » , c’est ce que disent les experts en responsabilité sociale environnementales des entreprises (RSE) qui plébiscitent Lafarge et l’ont classé parmi les 100 entreprises les plus responsables au monde dans la Global Reporting Initiative (GRI). La célèbre agence de notation Vigeo (Lafarge détient 0,74 % du capital de l’agence), « leader européen de la notation extra financière » présidé par Nicole Notat, ex-patronne de la CFDT, a classé la multinationale parmi les meilleurs en matière de responsabilité sociale.

Mais avec le cimentier, l’écart entre le discours et les actes est immense. Quatre jours de grève, dix cimenteries bloquées, quatre stations de broyage sur 9 fermées, un taux de grévistes dépassant 51 %, et ce slogan irrésistible des salariés grévistes : « Pas un kilo de ciment ne devra sortir des usines Lafarge Ciments de France !!! »… Exceptionnel, le mouvement de grève a été lancé par quatre organisations syndicales (CGT, CFDT, FO, CFTC) sur cinq. Il s’est certes interrompu le 9 juin, mais il a été suivi par le boycott des journées dites de « sécurité » sur les sites du champion de la responsabilité sociale des entreprises. Gageons que le prochain reporting social se fera l’écho de ces événements « extra financiers »…

Lafarge aurait-il subitement renoncé à toute morale pour céder aux sirènes d’un capitalisme financier devenu fou ? L’annonce le 25 mai de la fermeture, fin 2012, de l’usine de Frangey (Yonne) employant 74 salariés a mis le feu aux poudres. Le leader mondial du ciment explique sa décision par le fait que l’usine est « en surcapacité dans un marché local de petite taille », qui « peut difficilement s’adapter à l’évolution des besoins en nouveaux ciments à faible empreinte environnementale ». Lafarge invoque également un « coût de production élevé » et « un faible taux d’utilisation de four ».

Pour faire passer la pilule, la direction promet qu’il « n’y aura pas de suppression de poste. Chaque salarié va se voir proposer une solution de reclassement au sein de Lafarge Ciments ». De leur côté, les quatre organisations syndicales revendiquent le maintien de la cimenterie de Frangey et « refusent catégoriquement le démantèlement de l’industrie cimentière en France » . Vous avez bien lu… « Lafarge est en train de laisser mourir ses sites français alors que sa rentabilité se situe autour des 30 %, nous dénonçons cette stratégie », explique Sylvain Moreno, délégué CGT.

Toujours selon la CGT, « la stratégie de Lafarge ciments est belle et bien, depuis plusieurs mois, d’amplifier sa politique de réduction des coûts au détriment de l’outil industriel. Les plus gros investissements se font dans les pays émergents (Proche Orient, Moyen Orient et Asie) alors que les marchés matures comme la France sont laissés sur la touche et subissent même des baisses importantes d’investissements de maintien essentiels à l’entretien de l’outil industriel. Il s’agit donc d’une volonté sans faille de Lafarge Ciments de fermer des sites très rapidement ».

« La politique de désendettement conduit Lafarge à vendre à tout va » , écrit le magazine économique Challenge. « Le fabricant de matériaux de construction a officialisé jeudi 12 mai la vente d’activités ciment et béton dans le sud-est des Etats-Unis pour 760 millions de dollars (environ 530 millions d’euros). L’acquéreur, qui reprend également les dettes, est le conglomérat colombien Cementos ». Commentaire du PDG, Bruno Lafont : « Cette transaction crée de la valeur pour nos actionnaires tout en maintenant la puissance et la capacité de croissance de notre dispositif opérationnel en Amérique du Nord ». Les joyeux actionnaires philanthropes, adeptes du social business et de la green économie, se frottent les mains. La multinationale Lafarge, apôtre du dialogue social et du développement durable, est aussi une valeur sûre pour les fonds d’investissement socialement responsable (ISR).

La fausse transparence sur papier glacé des rapports de développement durable ou de responsabilité sociale des entreprises (RSE) a servi la cause de la multinationale, reine du dialogue social… Selon le centre d’études du groupe Alpha, elle est parmi les quatre entreprises du CAC 40 qui donnent la parole aux élus des salariés dans leurs rapports sociaux… On n’ose le croire. La multinationale est même louée par les entrepreneurs sociaux dans un livre intitulé Démocratiser l’économie (Grasset, 2010) : « La RSE introduit des approches plus partenariales, plus coopératives. Il n’y a qu’à lire par exemple le rapport annuel d’activité du groupe Lafarge qui donne largement et librement la parole aux ONG pour commenter les chiffres et la politique du groupe ». Allez, un autre passage pour se faire plaisir : « L’entreprise n’est plus la « grande muette ». Lorsque Lafarge accepte que son rapport annuel d’activité soit lu, critiqué et commenté par l’ONG WWF, il modifie le rapport de la société civile à l’entreprise ». Bienvenue chez les bisounours…

Ce que ne disent aucun de ces rapports, c’est que plusieurs grands investisseurs se sont lancés dans le « grand soir » de l’ISR, dont des multinationales comme Lafarge sont des valeurs sûres (Lafarge est présent dans au moins 4 indices ISR sur 5 : ASPI Eurozone, DJSI Stoxx, DJSI World,FTSE4Good et ESI-Ethibel), notamment le Fonds de réserve des retraites, les régimes complémentaires Arrco et Agirc, l’institution de retraite Agrica, le Régime de retraite additionnelle de la fonction publique (Erafp).

Autre oubli, Lafarge aime les paradis fiscaux : 11 des filiales de Lafarge sont dans les paradis fiscaux. Et l’entreprise échappe autant qu’elle peut à l’impôt sur les sociétés, qui est officiellement de 33,3 %.

Que nous disent les bisounours de l’entrepreneuriat social : « La RSE deviendra pour partie un facteur de compétitivité. Etre socialement responsable peut être un atout clef pour trouver, motiver et fidéliser des salariés compétents, faciliter le dialogue social, gagner en notoriété, anticiper des réglementations environnementales plus strictes, renforcer son ancrage territorial, répondre à des marchés publics qui se dotent de clauses sociales, pour faire des économies, pour anticiper des risques écologiques et sociaux, etc. L’entreprise se retrouve dans un jeu de pression des acteurs de l’économie de marché, qui la poussent à adopter un comportement socialement et écologiquement plus juste ».

Que dit la CGT de Lafarge : « Les surcapacités mises en avant par la société de ses usines cachent une stratégie économique et sociale dont la finalité pure et simple à moyen terme est de développer des stations de broyage de clinker (matière sortant des fours des cimenteries) afin d’en importer plus tard. La CGT a dénoncé depuis plusieurs mois cette stratégie ayant pour finalité la fermeture de plusieurs usines. Lafarge Ciments met en avant la compétitivité mais oublie de parler de la rentabilité qui se situe autour des 30 % en période de crise comme en période d’activité normale. Pour comparaison, la rentabilité de l’industrie automobile française se situe autour des 4 % ».

En mai 2011, Lafarge a rendu public ses résultats au 31 mars 2011 sous ce titre : « Forte progression des volumes et des ventes au premier trimestre, croissance des résultats et réduction significative de la dette attendue en 2011 » . Le chiffre d’affaires est en progression de 9 %. En 2010, le premier cimentier mondial a dégagé 827 millions de bénéfices et en a versé 34,6 % à ses actionnaires.

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