Orange : les quartiers dans l’œil du cyclone

Le maire d’extrême droite écarte méthodiquement les quartiers sensibles de toute politique publique depuis quinze ans. Une des clefs de son implacable succès électoral. Reportage.
[2e étape de notre tour de France des quartiers]

Erwan Manac'h  • 20 septembre 2013
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Orange : les quartiers dans l’œil du cyclone

Un joint tourne, les voitures vont et viennent. L’après-midi coule doucement, au pied des immeubles du petit quartier de Fourchevielles, dans le nord d’Orange. « Ici on survit. On n’a pas le courage de se jeter d’un pont, alors on attend la mort, lance « Bouss », 33 ans et pas de travail. Certains prennent le volant pour attirer la mort, mais même elle ne veut pas de nous. »

La « zone urbaine sensible » d’Orange abrite un dixième de la population de la ville[^2]. Désignés sans relâche comme des îlots de « profiteurs d’aides sociales » ou d’islamistes en puissance, les deux quartiers qui la composent servent d’ennemis utiles à la municipalité d’extrême droite.

Après l’élection de Jacques Bompard sous l’étiquette Front national, avec 35,93 % des suffrages exprimés (et 87 petites voix d’avance) lors d’une triangulaire en 1995, un bras de fer s’est engagé sur la commune. Coupes de subventions jusqu’à la fermeture de 2 des 3 centres sociaux, conflit avec les employés municipaux, campagne de dénigrement de l’opposition dans le bulletin municipal…

Étouffées par les pressions et les pertes de crédits, les résistances se sont tues. Bompard, qui se présente en 2014 pour un quatrième mandat sous l’étiquette « Ligue du Sud », a un boulevard devant lui. En rénovant les routes et le centre-ville, sans augmenter les impôts locaux, il a fidélisé un électorat de retraités, qu’il bichonne à coups de « thés dansants ».

« Survivre »

De l’autre main, il a retiré tous les crédits de l’action sociale dans les quartiers classés « sensibles ». Entre ces immeubles, aucune aire de jeux pour enfants, pas d’animation jeunesse, pas une pelouse entretenue ou un parterre de fleurs. « On a un stade de foot en gravier, c’est tout », raille un jeune de 20 ans, qui écoule ses journées au pied des immeubles du petit quartier de l’Aygues, à quelques centaines de mètres de Fourchevieilles. Le sport est d’ailleurs l’unique axe par lequel Bompard envisage sa politique jeunesse.

« On fait ce qu’il faut pour survivre » , conclut un trentenaire, avant d’exhiber une petite liasse de billets. Content de son effet, un plus jeune sort une plaquette de shit de la poche de son jogging. « On nous parle de vendeurs de shit, mais il ne faut pas croire, ici il n’y a pas de mecs qui font 3 000 euros par mois » , reprend un grand.

Dans ces quartiers où 30 % des ménages sont concernés par le chômage, l’État a dû mettre fin au programme de « politique de la Ville » en 2000, car la mairie n’utilisait plus ses crédits pour l’action sociale. « Nous remplissons tous les critères pour être élus à ces programmes, mais nous ne le sommes plus, car c’est la ville qui doit être porteur de projet. On ne peut rien faire sans sa volonté » , s’attriste Brigitte Laouriga, directrice du centre social Oustaü, à l’Aygues. Ce dernier îlot d’action publique sur un secteur couvrant 5 000 habitants fonctionne sans financement de la ville, mis à part pour les activités pour la petite enfance « que la ville est obligée de nous reverser sous peine de se voir couper les attributions de la CAF » , explique sa directrice.

Le quartier de L'Aygues, en attente d'une rénovation. - E.M

Les plans successifs de rénovation du quartier de l’Aygues, depuis vingt ans, ont aussi été stoppés faute de volonté politique. Les bailleurs ont fini par prendre leurs responsabilités, devant l’état de délabrement des logements. Le quartier Fourchevielles vient d’être rénové, sans aucun financement de la commune. La mairie s’est contentée d’installer des grillages et des caméras de vidéosurveillance autour des immeubles et l’arrêt de bus a été déplacé en dehors du quartier.

Bompard assume

Ce jeudi 19 septembre, Jacques Bompard inaugure en revanche un flamboyant « pôle intergénérationnel », antenne du Centre communal d’action sociale (CCAS), dans un ensemble d’immeubles qui vient de sortir de terre à quelques dizaines de mètres du centre touristique. Entre les propos mielleux d’un duo de retraités, admiratifs devant l’œuvre urbanistique de leur maire, et les petits propriétaires qui se plaignent des problèmes de stationnement, Jacques Bompard trône en patron attentif et disponible.

Et il assume : l’arrêt de l’entretien des espaces verts, l’absence de financement pour les rénovations, comme l’abandon de la politique de la Ville :

Pour ne rien arranger, Jacques Bompard distille un discours islamophobe et sécuritaire pour entretenir la flamme. « Il a voulu interdire le voile dans l’espace public ; il a été le premier à lancer la polémique sur la viande halal… Bompard est à l’avant-garde des campagnes islamophobes en France » , raconte Fabienne Haloui, ancienne déléguée CGT des employés municipaux et aujourd’hui opposante PCF à la municipalité.

Dans ce contexte, certains observateurs orangeois témoignent avec inquiétude d’une radicalisation de la communauté musulmane depuis cinq ans. « Les murs se dressent. Aujourd’hui, c’est un extrême contre l’autre. Nous, on compte les points » , soupire Brigitte Laouriga en évoquant les tensions causées par le sujet entre certains riverains et le centre social.

  « Nous ne sommes pas dans une ville qui respire, s’attriste aussi Kamel Majri, dirigeant d’une entreprise d’insertion à Fourchevieilles. Mais les Orangeois sont anesthésiés ! »  

« Ça vote FN à Fourchevieilles »

Sous le soleil de la fin d’après-midi, les jeunes sans activité de Fourchevieilles palabrent sans angoisses. La pression policière est faible contre le trafic des uns. Les autres vivotent entre les contrats saisonniers dans les vignes environnantes et des missions d’intérim. Ils ne sortent pas trop du quartier pour éviter les contrôles de police. « Le FN ? Il ne nous empêche pas de vivre » , lance l’un d’eux. « D’ailleurs, ça vote FN ici aussi, à Fourchevieilles » [^3].  

Dans son bureau installé au fond de son atelier de repassage, Kamel Majri se désespère :  

Kamel Majri, directeur de «Laissez les fers» - E.M

« On a enfermé les gens dans une triste vision de la vie. Certains restent sur le quartier à 20 ou 30 ans. Ils viennent s’en plaindre à nous et nous jettent des caillasses. Mais ce sont eux qui doivent faire la révolution. Et Bompard a réussi à aplanir les choses parce qu’il n’y a aucune opposition en face. » 

Comme les autres opposants à Bompard, il s’est résolu à mettre la politique entre parenthèses, en se raccrochant sur la réussite des dames qu’il accueille en contrat d’insertion. À Fourchevieilles et à l’Aygues, on a appris à faire avec.

« Ceux qui poursuivent des études et sont en capacité de s’en sortir, ils s’en vont , raconte Brigitte Laouriga. Ils ne reviennent que pour voir leurs parents. »  


[^2]: En 2006, 3 124 personnes résidaient dans la « zone urbaine sensible » au nord de la ville, pour une population totale de 29 858 personnes (chiffres Insee 2006)

[^3]: Pour mémoire, lors de ‘élection municipale de 1995, les scores du FN y avaient atteint les 40 %, avec une pointe de 45,7 % du côté de l’école Camus.

Temps de lecture : 7 minutes
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