« Paterson », de Jim Jarmusch

Le cinéaste américain réussit à incarner dans son film à la beauté fragile une langue poétique.

Christophe Kantcheff  • 16 mai 2016
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« Paterson », de Jim Jarmusch
Mary Cibulski

Après le très beau Only Lovers Left Alive, Jim Jarmusch réussit avec Paterson, présenté en compétition, à incarner dans un film une langue poétique. Cette langue est celle de Paterson (Adam Driver), qui porte le même nom que la ville, dans le New Jersey, où il est conducteur de bus, et qui écrit dès qu’il dispose d’un peu de temps, dans sa journée de travail et durant le week end. Paterson, c’est aussi le titre d’un recueil d’un grand poète américain de la première moitié du XXème siècle, William Carlos Williams, moderniste opposé à toutes les figures de style imposées et adepte de la poésie concrète — et natif de Paterson.

Les poèmes qu’écrit Paterson sont de cette aune-là, d’une apparente simplicité, inscrits dans le quotidien, d’où s’échappe parfois une image ou une métaphore, mais qui ignore les envolées pour constituer un hymne à l’ici-bas. De la même façon, Jim Jarmusch montre, sur une semaine, l’existence de Paterson et de sa femme, Laura (Golshifteh Farahani), qui vivent avec Marvyn, un bouledogue ronchon.

Chaque jour déroule son rituel, avec le réveil à 6h15 et le petit déjeuner pris par Paterson avant d’embaucher. Paterson est à l’écoute de certains des voyageurs qui entrent dans son bus, les heures passent. Puis de retour chez lui, il découvre la dernière invention de sa femme, qui décore la maison, les rideaux, les meubles, les gâteaux qu’elle confectionne, tout ce qu’elle fait ou ce qu’elle a, en noir et blanc. Elle possède une « identité visuelle forte », dit-elle à son mari, aux dépens parfois d’une certaine harmonie… Le cinéaste joue avec cette fantaisie, comme il aime à imprégner son film d’un agréable esprit facétieux, mais qui évite l’ironie et plus encore la dérision. Parce que ce qu’il y a avant tout entre Paterson et Laura, c’est un grand amour, que Jarmusch montre comme on le fait davantage dans les romans des éditions de Minuit que dans ceux de Gallimard ou Actes Sud : sans une once de lyrisme ni de sentiments exacerbés. Paterson aimera toujours tout de Laura, toutes ses idées saugrenues et sa cuisine pas toujours réussie, sans effusion fausse mais avec une totale présence au monde (Cela dit, Laura a les atours de Golshifteh Farahani, ce qui n’est pas négligeable…).

Comme les vers de Paterson (dus en réalité au poète Ron Padgett), ce film est d’une beauté fragile, qui s’impose si on s’y rend totalement disponible, mais elle ne requiert pas de connaître les auteurs évoqués. Si William Carlos Williams ou l’école de New York sont cités, Jim Jarmusch ne se complaît pas dans l’érudition ou les références d’initiés. Au contraire, au cours d’une très belle scène, Paterson rencontre une fillette d’une dizaine d’années qui écrit des poèmes. Elle lui en lit un, magnifique, proche de ce qu’il fait, et soudain cette langue poétique est plus que jamais en partage.

Si Paterson était au palmarès, ce serait un hommage au fait d’être simplement vivant.

Temps de lecture : 3 minutes
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