L’homme universel

Chanson, rap, slam, jazz… Abd Al Malik transcende les genres pour créer son propre style, populaire et littéraire. Il est en tournée avec « Gibraltar ».

Jacques Vassal  • 29 mars 2007 abonné·es

Avec des paroles qui veulent rassembler et non opposer, et une interprétation poignante, Gibraltar rafle tous les prix. L’Académie Charles-Cros a été la première à le distinguer. D’autres ont suivi, jusqu’aux Victoires de la musique. Gibraltar est un album très abouti, mais le morceau phare, seriné par les radios, risque d’occulter la richesse de l’oeuvre. « Sur le détroit de Gibraltar y a un jeune noir qui pleure un rêve… » . Derrière ce succès, et sous le pseudonyme d’Abd Al Malik (nom choisi en référence à Malcolm X), il y a un grand gars qui a beaucoup souffert et beaucoup réfléchi pour devenir un grand artiste.

Ici, pas de misérabilisme : de la souffrance, il y en a eu pour le jeune Régis (son premier prénom). D’origine congolaise, il naît en 1975 à Brazzaville, puis grandit à Neuhof (banlieue pauvre de Strasbourg), entre une mère qui élève seule ses trois fils, le regret d’un père absent, les études littéraires et religieuses les plus strictes et la réalité parfois sordide de la cité. Régis est tellement bon élève que sa mère l’inscrit dans une école catholique, où il pratique avec autant d’aisance les lectures de la Bible, de Voltaire et d’Alain, sur lesquels il aime disserter. Plus tard, ce sera sur Jacques Derrida ou Frantz Fanon. Mais il va vivre, comme dit le premier chapitre de son autobiographie, parue en 2004 [^2], « deux vies pour le prix d’une » : élève le jour, voleur à la tire (et même, un temps, dealer) le soir. Il en connaît qui ont touché le fond et donne une liste terrifiante de copains disparus… Lui n’a jamais pris de came. Quant à l’illégalité, il en est revenu le jour où, lors d’une agression ­ ratée ­ contre une vieille dame, le regard de détresse de la victime l’a vacciné à vie.

Au milieu de ces turpitudes, des bonheurs vont se succéder puis s’imbriquer, pour forger la personnalité de l’artiste que l’on découvre maintenant : la spiritualité, la musique, l’écriture. Après avoir fréquenté des cercles qui auraient pu le faire basculer dans le fondamentalisme, Abd Al Malik découvre dans le soufisme une nouvelle sagesse. Le récit de son voyage à Fès, au Maroc, à la rencontre d’un maître, puis d’un autre voyage, à Auschwitz, en compagnie de jeunes juifs et chrétiens, est édifiant.

La musique ? C’est d’abord un rap formulé avec son groupe NAP (New African Poets), puis un chemin d’auteur plus exigeant, qui passe par des influences parfois inattendues.Comme celle de Jacques Brel : « les Autres » est calqué sur « Ces gens-là », « Soldat de plomb » sur « Au suivant », et Gérard Jouannest et Marcel Azzola ont participé à l’aventure. Pour faire de Gibraltar un des albums français les plus universels qui soient.

[^2]: Qu’Allah bénisse la France, Albin Michel, 208 p., 15 euros.

Culture
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