L’ombre de la grande crise

Des États-Unis comme de Chine proviennent les premiers craquements de l’économie mondiale. La crise est-elle inéluctable ? L’économiste Pierre Larrouturou en analyse les causes et propose quelques solutions politiques.

Pierre Larrouturou  • 8 mars 2007
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En affirmant que « l’économie américaine pourrait entrer en récession avant la fin de l’année » , Alan Greenspan, l’ancien président de la Reserve Federal Bank, a récemment déclenché un début de panique sur les marchés financiers. À l’origine de cette prophétie pessimiste, le gigantesque endettement des États-Unis. Certes, l’an dernier, le PIB américain a encore augmenté de 3,3 % (2,3 % si l’on considère le PIB par tête), mais, dans le même temps, la dette totale augmentait de 2 178 milliards, soit 19 % du PIB. Soit une hausse 6 fois plus rapide que celle du PIB ! Par comparaison, il faut savoir que, lorsque la crise de 1929 éclata, la dette américaine représentait 130 % du PIB. Elle vient de dépasser les 250 % ! On comprend que Greenspan s’inquiète…

En étudiant les « séries longues » de la Reserve Federal, on constate que le ratio « dette totale/PIB » est demeuré constant entre 1950 et 1980, c’est-à-dire tant que les États-Unis fonctionnaient avec un compromis fordiste (qui reposait sur des salaires corrects permettant un bon niveau de consommation sans endettement). La croissance était plus forte qu’aujourd’hui. Les inégalités étaient bien moindres et la dette plus faible.

Mais, depuis le début des années 1980 (voir graphique p.9), la politique menée par Ronald Reagan et ses successeurs a provoqué une hausse considérable de la dette. Augmentation de la dette publique à cause des baisses d’impôt (et de l’augmentation du budget de la Défense), mais, surtout, augmentation de la dette privée (76 % de la dette totale) du fait de la précarisation d’un grand nombre de salariés et de l’incitation faite au plus grand nombre à s’endetter plutôt que d’exiger un plus juste partage de la valeur ajoutée.

Illustration - L'ombre de la grande crise

Dans un rue de Pékin. AFP/Frederic J. Brown

Dans tous nos pays, la présence d’un grand nombre de chômeurs et de précaires déséquilibre gravement la négociation sur les salaires : dans la plupart des entreprises, la négociation se réduit à « si t’es pas content, tu peux aller voir ailleurs… ». De ce fait, chaque année, ce qui va aux salaires dans la richesse nationale diminue : en France, salaires et cotisations représentaient 79 % du PIB en 1982, ils n’en représentent plus que 67 % aujourd’hui. Cette année, en France, quelque 190 milliards d’euros vont aller au capital, alors qu’ils iraient aux salaires si on retrouvait l’équilibre de 1982 !

Un tel déséquilibre dans le partage de la richesse aurait dû, depuis longtemps, ralentir la croissance : les 10 % les plus riches, qui profitent au maximum de cette évolution, ne peuvent pas faire 6 repas par jour ni acheter chacun 5 voitures. Et les 40 % du bas de l’échelle devraient voir leur consommation diminuer assez nettement, puisque le revenu tiré de leur travail diminue chaque année… C’est ici qu’intervient le savoir-faire de M. Greenspan et de ses collègues des grandes banques qui, depuis vingt ans, ont permis de compenser l’appauvrissement relatif des classes moyennes et des salariés pauvres par un haut niveau d’endettement. Hélas, la fuite en avant a des limites. Jamais les profits n’ont été aussi importants des deux côtés de l’Atlantique, mais jamais la dette n’a atteint des niveaux aussi déraisonnables. Car l’évolution est la même dans tous les pays que l’on nous donne en exemple pour leur fort taux de croissance. Espagne, Irlande, Norvège, Danemark ou Grande-Bretagne ont tous un point commun : la dette privée atteint des niveaux ahurissants.

Si les États-Unis tombent vraiment en récession, « le dollar peut perdre 30 à 40 % de sa valeur en quelques semaines, ce qui ruinerait complètement les capacités d’exportation de l’industrie européenne, expliquent les économistes du Centre Bruegel (un think-tank installé à Bruxelles). Dans le meilleur des scénarios, l’Europe perdrait 3 millions d’emplois » . Mais c’est sans doute en Asie que les conséquences d’une récession américaine pourraient être les plus graves. Dans un éditorial du 2 février, « La bombe chinoise », les Échos insistent sur les conséquences qu’aurait en Chine une récession américaine : l’essentiel de la croissance chinoise vient en effet de la consommation des ménages américains. Si les États-Unis tombent vraiment en récession, la situation sociale de la Chine, déjà très tendue, peut devenir ingérable, car il n’y a aucune couverture sociale pour les chômeurs. Et, vu la course au surarmement que l’on observe autour de Taiwan, nul ne sait quelles seront, en Asie, les conséquences d’une récession américaine. « Taiwan jouera au XXIe siècle le rôle qu’a joué l’Alsace-Lorraine au siècle dernier » , affirment bon nombre de stratèges. Il faut être aveugle pour ne pas voir monter les périls. Ainsi, le 2 mars, les États-Unis ont confirmé leur intention de vendre des centaines de missiles à Taiwan en réponse à ses « besoins légitimes d’autodéfense ». Deux jours plus tard, la Chine annonçait une augmentation de 18 % de son budget militaire…
Par mes livres et mes articles, j’essaye depuis plusieurs années d’attirer l’attention des dirigeants politiques sur les déséquilibres qui s’accumulent. Depuis deux mois, par mails et par courriers recommandés, je n’ai de cesse d’alerter les dirigeants du PS sur la réalité du monde qui nous entoure. Peut-être mes courriers ont-ils eu quelque effet puisque, le 22 février, François Hollande a expliqué qu’ « en cas de difficultés internationales, les socialistes ajusteront leurs promesses ». Quant à Ségolène Royal, elle estimait le 28 février qu’il faudrait sans doute « serrer les dents pendant un an ou deux »… « Ajuster nos promesses » (à la baisse bien sûr) et « serrer les dents », est-ce vraiment la meilleure solution ? Je ne le crois pas. Je pense au contraire que la perspective d’une grave crise du capitalisme doit nous pousser à dégager de nouvelles marges de manoeuvre et à engager, très vite, des réformes radicales. Vu l’ampleur des déséquilibres, une réponse nationale est évidemment insuffisante. Il faut, sans tarder, agir au niveau européen. Agir dans quatre domaines au moins.

1/ L’Europe doit demander à ses partenaires que l’on convoque très vite un nouveau « Bretton Woods », sur le modèle de la grande négociation qui permit de définir, en 1944, les règles du jeu qui ont assuré quelque trente années de stabilité financière. Qu’est-ce qui nous empêche de réfléchir et d’agir avant qu’il ne soit trop tard ?</>

2/ L’Europe doit agir aussi pour limiter les risques d’un krach monétaire. Un navire qui est pris dans une tempête risque beaucoup moins de couler si toutes les marchandises qu’il transporte sont solidement arrimées. De même, un système financier dans lequel circulent chaque jour quelque 3 000 milliards de dollars (source BRI) aurait grand intérêt à ne pas les laisser en vrac si le risque de récession se confirme. Nous sommes nombreux à plaider, depuis des années, pour la création d’une taxe Tobin améliorée. Ceux qui achètent et revendent des devises dans la journée (donc dans un but manifestement spéculatif) seraient plus fortement taxés que ceux qui les gardent plusieurs semaines. Cette taxe permettrait de calmer le jeu sur les monnaies.

3/ Pour donner à l’Europe et à chacun des États membres des nouveaux moyens d’agir, il faut très vite créer un impôt européen sur les bénéfices. Jamais, dans tous nos pays, les bénéfices n’ont été aussi importants, mais jamais on n’a aussi peu taxé les bénéfices. Depuis vingt ans, pour attirer les entreprises, tous les pays d’Europe sont engagés dans une course au moins-disant fiscal qui nous mène dans le mur. Le taux moyen d’impôt sur les bénéfices n’est plus que de 25 % en Europe contre 40 % aux États-Unis… 15 points de différence ! Aucun pays ne peut, seul, augmenter de 15 points son impôt sur les bénéfices, mais rien ne nous interdit de créer un impôt européen sur les bénéfices. Impôt sur les bénéfices, écotaxe ou taxe Tobin améliorée… Si le budget européen était financé par des ressources propres, la France pourrait garder les 18 milliards d’euros qu’elle met chaque année dans le pot européen. Ces 18 milliards donneraient au gouvernement français quelques marges de manoeuvre nouvelles, fort utiles en cas de crise.

4/ L’Europe doit agir pour pousser la Chine à changer de modèle de croissance, sortir de sa dépendance aux exportations et renforcer sa cohésion sociale. Depuis deux ans, le président Hu Jintao affirme régulièrement qu’il veut augmenter les salaires et créer une Sécurité sociale. Hélas, pour le moment, ces discours restent lettre morte, et c’est le dumping qui continue, ce qui contribue à fragiliser terriblement la situation sociale en Chine. Si une récession éclate en Amérique et que l’Europe adopte une politique bêtement protectionniste, le risque est grand de voir renaître en Asie la barbarie que nous avons connue en Europe dans les années 1940. C’est en puisant dans son histoire que l’Europe doit engager un vrai dialogue avec la Chine et négocier des montants compensatoires sociaux, écologiques et monétaires, pour l’inciter et l’aider à construire rapidement un modèle de croissance plus durable.

Nul ne sait quand la crise va éclater. La récession peut venir demain comme dans six mois ou dans six ans. Plutôt que d’attendre que la récession n’éclate et ne pousse chaque État membre à se replier sur ses intérêts nationaux, plutôt que de « serrer les dents », la gauche doit expliquer au plus grand nombre les dangers du système libéral (le système vers lequel Nicolas Sarkozy veut mener notre pays) et agir avec force pour provoquer un sursaut européen autour d’objectifs urgents et concrets.

Pierre Larrouturou est candidat à l'élection présidentielle comme porte-parole du collectif Urgence sociale (). Il lui manque encore une centaine de signatures.
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