Frère des sans-terre

Henri Burin des Roziers s’est installé au Brésil en 1978. Depuis, cet avocat et prêtre dominicain défend le droit des paysans en luttant contre l’impunité de la police et des grands propriétaires.

Léonore Mahieux  • 26 avril 2007 abonné·es
Frère des sans-terre

Trente mille euros. C’est le prix qu’offrent des fazendeiros (grands propriétaires) de l’État du Pará au Brésil pour la tête d’Henri Burin des Roziers. Depuis trente ans, cet homme lutte pied à pied, au sein de la Commission pastorale de la terre (la CPT), à l’origine du mouvement des sans-terre brésiliens, contre la violence, les situations d’esclavage, l’arbitraire et l’impunité de la police et des grands propriétaires. « Il faut avoir des compétences agronomiques, pédagogiques, juridiques… Je crois que je leur suis utile parce que je suis curé, je suis le paravent. » Paravent humain mais aussi soutien juridique. Henri Burin des Roziers, 77 ans, se bat à la fois en tant que prêtre dominicain et comme avocat. Avec 50 % des dénonciations d’esclavage du pays et 60 % des assassinats liés aux conflits de la terre, le Pará fait partie des États « leaders » en matière de violence.

Illustration - Frère des sans-terre


En 2005, Henri Burin des Roziers est lauréat du prix des droits de l’homme Ludovic-Trarieux pour son engagement auprès des paysans sans terre brésiliens. Photo DR

Depuis son arrivée au Brésil en 1978, Henri Burin des Roziers tente d’être présent lors de chaque enquête consécutive à un acte de violence au Pará : « Il faut être là dès le début, avant que les preuves ne disparaissent. C’est le seul moyen d’obliger la police à faire son travail. » Il s’emploie aussi à recueillir les témoignages des esclaves fugitifs pour obtenir des autorités une inspection de la propriété mise en cause (voir encadré). Il accompagne aussi les paysans sans terre : « La CPT se met au service des paysans, de leur organisation pour la conquête de leurs droits à la terre et d’une vie digne. Pour la réforme agraire. Il faut occuper les terres, c’est la solution. Mais ce n’est pas de la tarte. Surtout quand, en face, ils arrivent avec leurs casques… »

Au Brésil, 4,6 millions de familles de travailleurs ruraux sont sans terre, 1 % des propriétaires (26 000 personnes) disposent de 46 % des terres cultivables, et 90 % se répartissent le cinquième de ces mêmes terres. Ces dix dernières années, plus d’un millier de personnes sont mortes au cours d’affrontements liés à la terre. Les statistiques de la CPT concernant le Pará comptabilisent, pour l’année 2006, 136 dénonciations de « travail esclave » (qui concernent 2 900 personnes), 325 conflits pour la terre, 24 assassinats de travailleurs agricoles ou de militants, et 8 tentatives. 118 personnes ont été menacées de mort par des grands propriétaires. Mais* « ces statistiques ne représentent pas 10 ou 20 % de la réalité, explique Henri Burin des Roziers. Les preuves sont parfois impossibles à réunir. » Et même quand elles existent, les exécuteurs et les commanditaires ne sont pas souvent condamnés.

Mais les fazendeiros sont suffisamment dérangés pour passer de la menace à l’acte : en février 2005, c’est une collègue d’Henry Burin des Roziers, soeur Dorothy Stang, qui est assassinée. Car, « en fin de compte, la CPT, c’est quand même un problème pour eux. Elle a une très grande crédibilité au Brésil. Elle est honnie ; aussi, je suis honni. »

Dans le documentaire de Stéphane Brasey, la Légende de la terre dorée (tourné en juin 2006), Henri Burin des Roziers cherche des explications au fait qu’il soit encore en vie : « Je bénéficie du mythe du prêtre, de l’avocat, de l’âge, et de celui de l’étranger aussi. C’est plus compliqué, plus cher, de tuer un curé, un vieux… » Une seule concession aux menaces : deux gardes du corps, imposés par l’État de Pará.

Une première pour cet homme qui ne s’en est jamais laissé conter. Issu d’une grande famille française, promis au barreau parisien, Henri Burin des Roziers a imposé à sa vie d’étonnantes pirouettes. À l’origine de son engagement religieux : sa rencontre, au détour d’une thèse de droit comparé à Cambridge, avec Yves Congar, prêtre ouvrier condamné au silence et à l’exil par le pape Pie XII. Le père Congar assistera à sa première messe en 1963.

Sa thèse inachevée, il part en Haute-Savoie partager le quotidien des ouvriers immigrés. Manoeuvre, chauffeur, les « trois huit »… « Je voulais m’immerger pour arriver à connaître, à sentir ce qui se passait en France. J’ai été frappé par leur marginalisation. Par le racisme. » Repéré et recruté par le directeur de la Ddass d’Annecy, il passe huit ans à combattre juridiquement ces situations d’exclusion. Jusqu’à ce qu’il rencontre de jeunes dominicains brésiliens qui fuient la dictature. C’était au couvent Saint-Jacques, à Paris, en 1977. Au Brésil, la répression est forte, le développement de la théologie de la libération aussi. L’enchaînement lui semble évident : « J’y suis parti dès l’année suivante. » </>

En 1990, alors qu’Henri Burin des Roziers était sur le point de quitter le Brésil pour le Guatemala, un important responsable syndical est assassiné : « Il fallait un avocat local pour accompagner immédiatement l’enquête de la police, qui est corrompue. Il n’y avait personne. Je m’en suis occupé. Et, de fil en aiguille, je suis toujours là. » Totalement investi dans son action, Henri Burin des Roziers reste cependant lucide et conscient de la place qui est la sienne : « Ne jamais se substituer aux paysans. Les protagonistes, ce sont eux. S’il y a des tués, ce sont eux. Ce sont des luttes qui peuvent dérouter parfois, mais ce sont les leurs. »

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