Chemins de traverse

En détournant les codes du carnet de voyage, deux albums,
l’un indien, l’autre français, s’engagent sur des itinéraires expérimentaux. Et invitent à de mystérieux transports.

Marion Dumand  • 3 mai 2007 abonné·es

La bande dessinée prend de plus en plus la route. À mi-chemin du reportage et de l’autobiographie, entre le carnet de croquis et le récit de voyage. Tant et si bien que le Centre Pompidou y a consacré, cet hiver, une exposition. Tant et si bien, également, que deux auteurs ont préféré prendre la tangente : l’Indien Sarnath Banerjee et le Français Nicolas de Crécy. Du genre du carnet de voyage, ils utilisent les codes. Comme l’espace parcouru : le premier nous entraîne de Londres à Calcutta, le second du Japon au Brésil. Ou la présence d’un «~je~», double de l’auteur. Ils les utilisent, certes, mais pour mieux les détourner. Calcutta et Journal d’un fantôme nous entraînent dans des itinéraires expérimentaux, d’étranges labyrinthes, redoutables de rigueur et de poésie. Parce que «~je~» peut être un autre, et le voyage, intérieur.

Prenons Paco dans Calcutta . Ce jeune Londonien retourne dans sa ville natale, Calcutta donc, à la mort de son grand-père indien. Grand-père qui avait, dans le Montmartre des années 1950, acheté un manuscrit rare *, les Tribulations du Chat-Huant* . Manuscrit qui était le journal d’un marchand juif de Syrie, installé à Calcutta au XVIIIe siècle. Marchand qui est le premier narrateur de cette histoire… Et, comme le découvre peu à peu Paco, la figure même du juif errant, parcourant les «~sombres aisselles de l’Histoire~» . Jusqu’à s’incarner en Digital Dutta, ami et guide de Paco~: «~Suite à un incident bénin mais dramatique, Digital a compris la profonde futilité du voyage. Il lui est apparu que le corps voyage mais que l’esprit reste immobile […] . En ne voyageant pas, il se sentait d’autant plus transporté. Dans le temps et l’espace.~» C’est ce même transport mystérieux, cette même errance paradoxale que Banerjee invite à partager. Grâce à un récit morcelé, qui nous transbahute à travers les époques et le monde. Grâce à un dessin qui sait garder son unité, son trait, tout en incluant dans les cases différents matériaux~: reproduction de gravures anciennes, de publicités, de photos, anonymes ou non (celles de Cartier-Bresson, par exemple, ou de Banerjee lui-même).

À l’éternel voyageur de Calcutta s’oppose le voyageur éphémère du Journal d’un fantôme . Pas même un homme, mais une chose, une forme, genre de fantôme rondouillard et sympathique. Parce qu’il a des traits mal définis, hésitants, on l’emmène au Japon s’inspirer du graphisme épuré, propre aux dieux nippons. Cette créature éthérée, embryon de dessin, rencontre, dans le vol retour, son créateur, Nicolas de Crécy. Celui-ci le force à quitter la seule encre pour se plonger dans le brou de noix (sorte de lavis marron) et conter un séjour brésilien. S’interroger~: «~Décrire une réalité en passant par le dessin~: c’est paradoxal. Dans mon cas, le dessin a toujours été un moyen de fuir la réalité~; de l’assommer par la distance de la représentation pour la réintégrer ensuite dans un univers que je contrôle.~» Avec drôlerie et finesse, Journal d’un fantôme interroge le processus créatif, émeut par sa franchise. La plume qui tâtonne, multiplie les traits furtifs, s’enfle d’une force expressionniste. Encore un splendide voyage en de Crécy. En Onirie.

Culture
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