Peut-on critiquer le capitalisme ?

Une vingtaine d’économistes, de sociologues et de philosophes ont vu leur contribution à un dossier sur les orientations du capitalisme refusée par le « Nouvel Obs ». Les explications de Jean-Louis Laville et Philippe Chanial*.

Thierry Brun  • 14 juin 2007 abonné·es

Peut-on critiquer le capitalisme ? La question se pose depuis que la direction du Nouvel Observateur a refusé la publication d’un certain nombre d’articles dans un dossier. Que s’est-il donc passé ?

Jean-Louis Laville : Le Nouvel Observateur avait prévu de publier à l’automne 2006 un hors série sur « Les paradoxes du capitalisme », auquel nous avions contribué. Il a été annulé sur décision de la direction puis une partie des textes a été intégrée dans un hors-série qui vient de paraître et s’intitule : « Comprendre le capitalisme » [^2]. L’inflexion est évidente.

Illustration - Peut-on critiquer le capitalisme ?

Trois types d’articles n’apparaissent pas dans cette version « relookée », soit qu’ils aient été retirés, soit que leurs auteurs se soient opposés à leur publication sous cette forme. Ceux sur la réalité du travail aujourd’hui : sur le travail flexible, par Christophe Ramaux ; la logique du taylorisme, par Bruno Pinel ; ou les centres d’appel, par Kenza Aghouchy. Ceux critiquant les fondements mêmes du capitalisme, avec des articles de Patrick Vassort, « Sade, précurseur du capitalisme » ; d’Enzo Traverso, sur les origines du capitalisme industriel ; de Jérôme Maucourant, « Le capitalisme n’a pas besoin de la démocratie » ; de Gilles Compagnolo, sur la naturalisation de l’économie ; de Jean-Michel Servet, sur la production de la rareté, etc. Sur les aspects contemporains, citons aussi Jean Salem, sur les faux besoins à partir d’Épicure, et Axel Honneth, sur les paradoxes du capitalisme. Enfin, ont été écartés des articles qui ouvrent le champ des possibles en montrant que certaines pratiques socio-économiques construisent des alternatives.Notamment des articles de Smaïn Laacher sur les systèmes d’échange locaux ; de Bernard Doray sur l’argent facteur d’avilissement ou de dignité ; de Georges Gloukoviezoff sur l’accès au crédit.

Bref, il s’agissait à l’origine d’un dossier pluraliste où des auteurs, loin d’être tous d’accord, exprimaient des points de vue critiques et divers témoignant d’une réflexion renouvelée sur le capitalisme. Or, pour un magazine considéré comme étant de gauche, un tel dossier n’est pas publiable.

Comment avez-vous été informés du changement ?

Philippe Chanial : Il aurait été élégant de ne pas se cantonner à une information sélective et partielle aux auteurs. Mais, passons sur ces détails. Quand on voit les contributions qui se sont substituées à celles prévues initialement, on ne peut que s’inquiéter. D’abord, les journalistes et les chercheurs sollicités pour des entretiens, des tables rondes ou des contributions de remplacement ont-ils été informés de la genèse de l’ensemble dans lequel ils figurent ? En outre, si l’on en croit les réactions de Georges Labica, certains textes ont été tronqués sans accord de leur auteur. Encore un procédé cavalier.

Ce que l’on voit se profiler, dans ce numéro, c’est une discussion accaparée par ce que d’aucuns désignent comme « le cercle de la raison », des élites liées à des groupes internationaux, dont Claude Bébéar et Félix Robaty sont deux exemples. Dans leur texte sur « le vertige du capitalisme », on retrouve ce discours lénifiant selon lequel le capitalisme est menacé par ses excès. En fait, il n’y a pas de question capitaliste mais uniquement un problème de dérive, d’ailleurs en voie de règlement, grâce à une prise de conscience éthique du patronat « éclairé ». Cette explication trop consensuelle et cette croisade pour la conversion éthique de dirigeants vertueux ne dissimulent-elles pas un plaidoyer pour l’autocontrôle des firmes, un éloge des règles privées délégitimant toute forme de régulation publique ? Sur l’éthique et la mondialisation, l’enjeu n’est-il pas davantage de promouvoir un véritable débat citoyen incluant syndicats et salariés ?

Sur le fond, en quoi les articles non publiés posaient-ils un problème ?

Jean-Louis Laville : Selon Claude Perdriel, directeur de la publication, le projet initial a été abandonné car il n’était pas conforme à la « charte social-démocrate » du journal. Loin de polémiquer, plaçons-nous dans cette logique. Si on prend au sérieux l’idée de social-démocratie au XXIe siècle, il importe d’ouvrir un débat pluraliste. On fait semblant de croire que la question serait encore celle de l’admission du marché par une gauche de gouvernement. En réalité, il y a bien longtemps qu’elle est tranchée. Ce qui subsiste, en revanche, c’est une dichotomie entre un maximalisme de rupture dans l’opposition et un comportement gestionnaire lors de l’accession aux responsabilités. Or, si ces deux postures contrastées alternent, c’est parce qu’il subsiste des points qui n’ont pas été approfondis jusqu’ici dans le cadre de la social-démocratie.

Lesquels ?

Philippe Chanial : Sur les dérives ou la dynamique du capitalisme, Fernand Braudel distingue nettement marché et capitalisme, alors que Karl Polanyi considère que le capitalisme est intrinsèquement lié à l’utopie d’un marché autorégulateur, frayant la voie à une société de marché. De plus, le développement capitaliste repose sur une conception anthropologique de l’homme, qu’il diffuse, généralise et naturalise. La morale du mérite, défendue par Nicolas Sarkozy, en témoigne. Il n’est pas sûr que ce soit, par exemple, en payant les professeurs au mérite qu’ils seront motivés à donner des cours de qualité. Cette anthropologie est indissociable d’un imaginaire utilitariste qui s’impose sans que l’on y prenne garde.

Jean-Louis Laville : Ensuite, le capitalisme ne peut être confondu avec l’ensemble de l’économie. Affirmer l’existence d’une « société capitaliste » revient à nier cette pluralité, alors qu’il existe en réalité une dominante capitaliste au sein d’un système économique qui se compose de mécanismes institutionnels contradictoires, irréductibles les uns aux autres. Dans cette perspective, l’économie de marché est bien au coeur d’un paradoxe. D’une part, elle alimente ses performances de ressources qui lui sont fournies par les économies non-marchande et non monétaire ; d’autre part, ses zélateurs nient cette dépendance pour convertir l’économie de marché en foyer unique de production de richesses (et d’emplois), légitimant ainsi une société de marché. Il importe donc de s’attaquer à l’argumentaire dominant qui attribue au marché le monopole de la création de richesses. Et ainsi de défendre le renforcement des services publics et des associations, en accentuant leur complémentarité.

Vous dites aussi que la social-démocratie traditionnelle repose sur des ambiguïtés…

Jean-Louis-Laville : C’est là aujourd’hui toute l’importance des expériences d’économie solidaire. Elles participent d’une contestation d’évolutions que l’idéologie néolibérale présente comme inéluctables. Elles peuvent par ailleurs raviver des formes d’entraide distinctes de l’assistance comme de la charité et ainsi contribuer à une socialisation et une démocratisation de l’État providence. Le monopole de la création de richesses par l’économie marchande y est avalisé. La croissance doit être optimisée pour financer les politiques sociales. Autrement dit, la solidarité est indexée sur les performances de cette économie. Seconde ambiguïté : en préconisant la prise en charge par l’État, bref la « déprivatisation » et la « démarchandisation » des services sociaux, de la santé, de l’éducation, elle a favorisé l’accès aux services grâce à la gratuité ou à la modicité des prix. Mais, en même temps, le « providentialisme » fait de l’usager un assujetti, exclu de la conception des services qui lui sont destinés.

L’offensive néolibérale s’appuie sur ces deux ambiguïtés. Elle insiste sur la prééminence des marchés et sur l’inadéquation des modes d’intervention de l’État providence. Sachant que les équilibres sociaux-démocrates du XXe siècle ne peuvent plus être maintenus et que placer l’économie sous l’exclusive dépendance de l’État conduit au pire, le défi est de combiner la reconnaissance des pratiques socio-économiques solidaires à l’invention de nouvelles formes de régulation démocratique de l’économie.

Quels sont les changements possibles ?

Philippe Chanial : La reconnaissance du caractère pluriel de l’économie ouvre aussi à une conception du changement social qui ne se satisfait pas de l’invocation rituelle d’un renversement de système. Il s’agit, en renouant avec cette riche tradition d’un socialisme associationniste, radicalement réformiste et résolument expérimental, celui notamment de Mauss, de Polanyi ou de Malon, de s’appuyer sur le « mouvement économique réel ». La véritable transformation peut être recherchée à partir d’inventions et d’expériences institutionnelles ancrées dans des pratiques sociales.

Jean-Louis Laville : De nouveaux champs s’ouvrent pour les politiques publiques aux niveaux européen, national et local. Au niveau européen, les pouvoirs publics disposent d’un levier à travers les marchés publics, qui représentent 15 % du produit intérieur brut de l’Union : les clauses sociales et environnementales peuvent y être promues au lieu que soit sacralisée la concurrence par les prix. Au niveau national, des législations récentes attestent de l’émergence d’entreprises sociales, prolongeant les statuts de l’économie sociale pour une prise en compte égalitaire des parties prenantes de l’activité économique (salariés, usagers, volontaires etc.) : coopératives sociales en Italie et en Espagne, sociétés à finalité sociale en Belgique et au Portugal, sociétés coopératives d’intérêt collectif en France, etc.

Nous proposons donc à Claude Perdriel d’organiser un débat sur la signification de la social-démocratie au XXIe siècle. L’essentiel est d’approfondir à quoi tiennent convergences et divergences. Peut-on, à gauche, avoir un dialogue sans ostracisme ?

[^2]: Comprendre le capitalisme, n° 65, 4,90 euros.

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