Ni sacralisation ni reniement

Denis Sieffert  • 26 juillet 2007 abonné·es

De Mai 68, on reparlera fatalement au printemps prochain. Du moins si l’actualité nous en laisse le loisir. Bouillonnante et capricieuse actualité qui nous protège contre nous-mêmes, contre nos regrets, et nous met, tant bien que mal, à l’abri de l’interpellation rageuse de nos enfants, dieu merci, impitoyables quand il s’agit de brocarder nos nostalgies. En 2008, au milieu de tant d’autres médias, plus ou moins bien intentionnés, nous prendrons donc notre modeste part aux inévitables « cérémonies du quarantième anniversaire ». Au garde à vous avec les nouveaux « poilus », comme le dit drôlement Daniel Bensaïd. Mais aujourd’hui, c’est promis, il ne s’agit pas de commémoration. Si nous sommes, sauf erreur (et pardon d’avance, confrère inconnu qui se sentirait outragé par cet oubli), les premiers à reparler de « Mai 68 » dans un dossier de ce volume, c’est que les fameux événements ont été brusquement remis au coeur de l’actualité par un futur président de la République. Car voilà la surprise : dans la France de 2007, le candidat de la droite s’est fait élire sur ce slogan simple et pas du tout démagogique : « Français, haïssons Mai 68 ! » Flanqué de quelques transfuges, champions toutes catégories du reniement, Nicolas Sarkozy a invité ses concitoyens à maudire ces grèves, ces occupations d’usines, ces manifestations, cette contestation de l’ordre et, par-dessus tout, cet air impudent de liberté !

Voilà qui avait de quoi étonner. Si lui le disait, c’est que cette étrange révolution, qui s’est pourtant terminée par le triomphe du régime en place, devait avoir encore un certain intérêt. En fait, Nicolas Sarkozy, homme politique hyperréaliste, nous parlait moins de passé que d’avenir. Il s’est emparé de 1968 comme du symbole de toutes les révoltes. Il aurait pu pester contre les Trois Glorieuses ou les journées de février 1848, ou agonir les Communards, mais cette histoire est depuis longtemps dans les livres, recouverte de sacré. Avec 1968, les protagonistes sont vivants, les défauts visibles, les passions encore actives. Nous sommes dans cet entre-deux du passé qui autorise le fantasme et la contrefaçon. Les haines sont toutes prêtes à resservir. Quelle meilleure introduction pour entailler le droit de grève que d’attaquer la grève générale ? Ou pour faire un pas de plus vers la privatisation de l’enseignement supérieur que de réveiller le souvenir d’une révolte qui était partie de la crise de l’Université ? Le capitalisme a de la suite dans les idées. Edgar Faure posa en octobre 1968 les bases de « l’autonomie » des universités. Chacune aurait son budget à gérer. Mais le budget venait encore de l’État. Les Cassandre, aussitôt, y virent les prémisses d’une privatisation. Laprophétie mit quarante ans à se réaliser. Avec la loi de Mme Pécresse, nous y sommes presque. L’université aura àtrouver elle-même ses financements (on dit « partenariats ») en complément de subsides publics voués à s’effacer peu à peu. Entre-temps, c’est la lente stratégie du pourrissement qui a prévalu. Au point qu’il se trouve aujourd’hui assez d’universitaires pour penser que mieux vaut un bon sponsor que la pénurie d’État.

Quant à la grève, elle est attaquée non comme une arme pour se défendre d’un péril, mais comme un état d’esprit. Comme si les grévistes étaient des caractériels, et la grève une sale manie. Comme s’il n’y avait pas des fermetures de gares, de centres postaux, des réductions d’effectifs, des atteintes au service public. Le droit de grève est attaqué comme Nicolas Sarkozy a attaqué Mai 68. En lui volant son histoire, ses histoires. Enl’arrachant à une réalité toujours circonstanciée sans laquelle elle n’est plus que vaine agitation. Le mieux que nous ayons pu faire dans ce dossier, orchestré par Christophe Kantcheff, c’était donc de rendre le mouvement étudiant d’alors, puis la grève générale, à leur époque. Le piège aurait été, pour répliquer à un procès instruit hors contexte, de sacraliser les mots d’ordre et les comportements. C’est d’ailleurs le point de vue unanime de tous ceux qui ont contribué à ce numéro : ni sacralisation ni reniement. Chaque mouvement social a sa propre histoire. C’est aujourd’hui une autre histoire. Ou, plus exactement, la suite lointaine de la même. Mais il n’y a plus de « culture » de 1968. Ou alors il n’y a plus que cela, tant elle est devenue le bien commun de tous. Malgré tout, il subsiste quelque chose d’intemporel que 1968 n’a pas inventé, c’est l’esprit de révolte et le goût de l’utopie. C’est cela que déteste Nicolas Sarkozy. Au fond, il n’y aurait qu’une seule et fidèle façon de se souvenir de 68 pour le prochain printemps. Celle que nous épargnerait une actualité sociale trop abondante…

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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