Cherchez la femme

Bernard Langlois  • 29 novembre 2007 abonné·es

« Lundi matin, l’empereur, sa femme et le p’tit prince/Sont venus chez moi, pour me serrer la pince… »

Eh non ! Le divorce des Sarkozy prive les peuplades lointaines qu’honore de sa visite notre président bling-bling de la présence d’une « première dame de France ». Ce qui sûrement leur fait peine, voire perturbe le protocole : depuis les temps les plus reculés, les visites officielles des présidents n’allaient pas sans l’accompagnement de la présidente, c’est une coutume internationalement respectée qui ajoute une touche glamour à des réceptions souvent empesées. Les plus marioles des chefs d’État savent jouer à merveille de la présence à leurs côtés d’une épouse qui n’a certes aucun rôle officiel, mais peut se révéler un atout diplomatique de première (souvenez-vous de Kennedy : « Je suis l’homme qui accompagne Jackie Kennedy ! » ; de même Gorbatchev avec Raïssa, Blair et Cherie, ou, dans un genre moins affriolant, de Gaulle et tante Yvonne, Giscard et Anne-Aymone, Chirac et Bernadette…). Cherchez la femme, donc : même sans le moindre mandat politique, elle est partie intégrante de l’histoire toujours renouvelée des relations internationales.

Pas d’épouse, donc, pour cet important voyage dans l’empire du Milieu.

Mais les Chinois auraient tort de se plaindre : ils ont eu droit à la Reine Mère, au Dauphin et à la Favorite.

La Cour de France s’est quand même déplacée en majesté !

Le modèle idéal ?

Une flopée de chefs d’entreprise (41 paraît-il, dont la moitié du CAC 40, c’est du lourd !) et 7 ministres forment la suite. Des gros contrats en perspective, dont deux réacteurs nucléaires de troisième génération d’Areva (EPR) ­ type Flamanville, en construction et très controversé ­ et quelques dizaines d’Airbus.

Comme le temps est loin où les enfants de la bourgeoisie française exerçaient leur sens de la charité chrétienne en gardant le papier d’argent du chocolat pour « les p’tits Chinois » , qui s’en souvient ? Non qu’il n’y ait pas encore et toujours des p’tits Chinois qui crèvent la dalle : dans ses grands bonds en avant qui fascinent le monde, la Chine laisse sans états d’âme des millions de ses enfants sur le bord de la route ; et auraient-ils quelque velléité de révolte que la police, dans ce pays, connaît son métier. Quoi qu’il en soit, il y a lurette qu’on s’est avisé, en Occident, qu’il y avait mieux à faire avec le géant asiatique que de lui faire l’aumône tout en lui cherchant des poux dans la tête : cet extraordinaire marché de près d’un milliard et demi d’âmes (et donc de bouches), qui pédale vers le futur à un rythme de croissance à deux chiffres, déjà troisième puissance économique mondiale, n’inspire plus que crainte et admiration. Ce pourquoi on lui pardonne bien des incartades. On a noté l’absence de Rama Yade dans la délégation française : la secrétaire d’État aux droits de l’homme avait eu récemment quelques mots rugueux à l’égard de Pékin, mais ce serait avoir l’esprit tordu que d’établir un rapport entre ces mots-là et cette absence-ci. En fait, comme nous l’a bien expliqué le gars Martinon (le gommeux qui porte la parole du Président, voyez ?) : les droits de l’homme sont un sujet si important que c’est le Président lui-même qui entend les faire vibrer sous les plafonds de la Cité interdite, et même que ça rigolera pas, on vous prie de le croire. Non mais ! (Du reste, on note aussi l’absence du ministre étranger aux Affaires : mais paraît qu’il est occupé à faire la mouche autour du coche libanais embourbé ; en revanche, Rachida est du voyage : les Chinois ont très envie de se faire expliquer sa réforme de la justice, si populaire dans nos prétoires, faut croire.)

Bref, la fine fleur du dessus du panier du gratin français est à Pékin, mêlant les joies du tourisme à celles du doux commerce. Faut dire que la Chine a sans doute inventé le modèle de société idéal, dont on finira bien par s’inspirer partout : le capitalisme le plus débridé allié à l’autoritarisme politique le mieux verrouillé. Ça fait rêver, non ?

En librairie

Sans transition, passage en revue de quelques ouvrages parmi les dizaines qui s’accumulent depuis l’été. Peut-être quelques idées pour vos emplettes de Noël ?

­ Sur la Chine, justement : un livre-enquête [^2] de deux confrères chinois sur la vie dans une province paysanne, l’Anhui, à l’ouest de Shanghai. Comment la structure ancestrale de l’État féodal se marie à la bureaucratie communiste pour pressurer la petite paysannerie ; et le courage de ceux qui tentent de résister, au péril de leur vie.

­ Sarko, le Chinois ? Le temps d’un voyage, sûrement, il y a du caméléon chez l’homme que nous avons porté à l’Élysée. Mais alors, et Sarko l’Américain [^3] ? L’essayiste Jean-Philippe Immarigeon (auteur l’an dernier d’un American Parano assez décapant), bon spécialiste des relations franco-américaines, n’exclut pas que, « instrument de la ruse hégélienne de l’histoire […], le président de la République le plus pro-américain qu’ait connu la France [puisse être] l’homme de la rupture du lien transatlantique ». Intéressant paradoxe !

­ Moindre mal : non, ce n’est pas la Chine, cet Empire du moindre mal [^4] que nous décrit Jean-Claude Michéa. Le philosophe, disciple d’Orwell (qui nous fit naguère explorer l’ Impasse Adam Smith), poursuit sa pertinente analyse de la civilisation libérale, dont il montre comment elle nous conduit, inexorablement, vers la tyrannie du meilleur des mondes, ce « Brave New World, à présent chanté d’une seule voix par l’industrie de la publicité, du divertissement et de l’ « information » ». En un sens, la Chine aurait seulement quelques longueurs d’avance… Je vous donne à méditer la conclusion qu’il donne à son livre, et qui est leçon de vie et de courage : « Dans le monde dévasté du libéralisme victorieux, il resterait encore une vérité ineffaçable. La richesse suprême, pour un être humain ­ et la clé de son bonheur ­ a toujours été l’accord avec soi-même . C’est un luxe que tous ceux qui consacrent leur bref passage sur terre à dominer et exploiter leurs semblables ne connaîtront jamais. Quand bien même l’avenir leur appartiendrait. » Superbe, non ?

­ Effronté : une leçon qui ne déplaira pas à mon confrère Jean-Emmanuel Decoin, de l’Humanité , où il livre chaque samedi une sorte de bloc-notes. Il rassemble une sélection de ces Notes [^5] de 2003 à 2007, sous le signe de l’effronterie. Car c’est être effronté sans doute de ne point se rallier, comme tant d’autres, à cette pensée unique qui véhicule le poison de la soumission. Ne pas oublier :* « Décrire le monde et ses injustices, c’est déjà vouloir le changer. »

­ Banlieues : est-il monde plus riche d’injustices que celui de ces « banlieues » , où sont parqués ces « jeunes issus de l’immigration » (à l’heure où je rédige ces notes de lecture, une commune aux portes de Paris s’embrase suite à la mort de deux jeunes motards renversés par une voiture de police) ? Le sociologue Robert Castel décortique la « discrimination négative » qui fait le quotidien de ces relégués et « le risque de sécession qui se profile […] dans une formation sociale qui comprend et comprendra de plus en plus une composante ethnique et même, si l’on n’a pas peur des mots, raciale ». [^6]

­ Mots : oh non, n’en ayons pas peur ! Apprenons au contraire à les apprivoiser, à en faire nos compagnons de jeux. Quoi de plus jouissif qu’un jeu de mots ? Quoi de meilleur qu’une promenade dans toutes sortes de dictionnaires ! Baladez-vous donc avec Daniel Brandy [^7], docteur ès lettres qui vous enseignera dans la bonne humeur l’histoire des mots, souvent riche de détours, et avec Gilles Henry, autre érudit trois fois distingué par l’Académie, qui nous raconte, lui, la Petite Histoire des expressions . Deux petits bouquins savoureux, parole !

­ Fait divers : ça date déjà un peu, mais il n’est pas trop tard pour vous recommander cette compilation d’articles de Denis Robert [^8], parus dans Libération , lors de l’Affaire Villemin. « J’ai appris le journalisme, dit-il en introduction, au bord de la Vologne. Je l’ai désappris aussi. C’est sous la ligne bleue des Vosges que tout s’est joué pour moi entre 1984 et 1985. Un stage de formation ultra-intensif. J’ai été pris dans un shaker médiatico-judiciaire dont je ne suis pas sorti indemne. Même si, contrairement à d’autres, j’en suis sorti… » Comme on sait, il est tombé depuis dans d’autres shakers, dont nous avons l’ardente obligation de l’aider à se sortir. Acheter ses livres, les lire et les faire circuler n’est pas un moyen déplaisant de lui prêter la main.

­ Connerie : enfin, et en guise de dessert, le troisième volume de l’ Anthologie de la connerie militariste d’expression française [^9]. Est-il bien besoin d’en dire plus ?

[^2]: Les Paysans chinois d’aujourd’hui, Chen Guidi et Wu Chuntao, Bourin, 310 p., 21 euros.)

[^3]: Sarko l’Américain, Jean-Philippe Immarigeon, Bourin, 135 p., 14 euros.

[^4]: L’Empire du moindre mal, essai sur la civilisation libérale, Jean-Claude Michéa, Climats, 210 p., 19 euros.

[^5]: Notes d’Humanité(s), journal d’un effronté, Jean-Emmanuel Ducoin, Michel de Maule, 305 p., 24 euros.

[^6]: La Discrimination négative, citoyens ou indigènes ?, Robert Castel, La République des Idées, Seuil, 140 p., 11,50 euros.

[^7]: Motamorphoses, à chaque mot son histoire, Daniel Brandy, Le Seuil, « Points » 288 p., 7 euros ; et L’habit ne fait pas le moine, petite histoire des expressions, Gilles Henry, Le Seuil, « Points », 180 p., 6 euros.

[^8]: Au coeur de l’affaire Villemin, Denis Robert, Hugo, 438 p., 20 euros.

[^9]: Anthologie de la connerie militariste d’expression française, Lucien Seroux, couverture de Tardi, préface de Siné, AAEL, 8, rue de Bagnolet, 31100 Toulouse, 270 p., 13 euros .

Edito Bernard Langlois
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