Dans la tourmente

Avec « On n’est pas là pour disparaître », Olivia Rosenthal signe un grand livre de littérature sur la maladie d’Alzheimer. Loin des clichés, une approche de la maladie qui conduit à l’introspection et au vertige .

Christophe Kantcheff  • 8 novembre 2007 abonné·es

« Je défie quiconque d’avoir envie d’écrire sur la maladie de A. » « La maladie de A. » , c’est la maladie d’Alzheimer telle que la désigne Olivia Rosenthal dans On n’est pas là pour disparaître . À la source de ce livre, non pas, donc, une « envie » mais une superstition: ce qui est écrit en fiction ne pourra advenir dans la réalité, à moins que ce soit le contraire. Plus profondément, l’intuition que «la maladie de A.» touche à un point sensible du langage, une sorte d’indicible, parce que l’expression d’un monde impénétrable, qu’il faudrait pourtant formuler.

Même s’il ne porte pas la mention « roman », On n’est pas là pour disparaître ne détone pas par rapport aux six précédentes oeuvres de fiction de l’auteur (toutes chez Verticales). Le livre s’inscrit dans un projet littéraire dont les enjeux sont peut-être ici davantage aiguisés. Plus exactement, l’injonction de trouver une forme à la hauteur d’un sujet aussi difficile place-t-elle très haut son ambition. On peut même dire qu’ On n’est pas là pour disparaître est archétypal de ce que peut la littérature : une mise à distance par le travail sur la langue et sur les points de vue, qui, dès lors, permet une approche subjective et frontale de la maladie d’Alzheimer, au-delà des clichés et de la sensiblerie d’usage, qui, eux, autorisent courageusement à regarder ailleurs.

On ne s’étonnera donc pas que la structure d’ On n’est pas là pour disparaître soit éclatée. Quel sens aurait un récit linéaire à propos d’une maladie qui agit comme un sournois explosif ? Et qui se laisse difficilement cerner, encore moins traiter ? Ainsi se succèdent des voix différentes, celle d’un malade, Monsieur T., celle de sa femme, des réflexions de l’auteur d’ordre autobiographique, quelques développements didactiques sur la pathologie, ou encore l’histoire du docteur Alois Alzheimer, né en 1864 en Bavière, mort en 1915 à Breslau, qui a légué « à ses enfants le nom d’une maladie qui transforme les gens en êtres végétatifs, aphasiques, amnésiques, incontinents et invalides » .

L’un des paris était de tenter d’éprouver ce que ressent Monsieur T., de retrouver ses mots, ses déraisonnements. Pari « désespéré » , parce que, par définition, son témoignage manque. Mais le résultat est sans effets ni concession au pittoresque, où l’on entend en particulier son incompréhension grandissante de ce qui se passe autour de lui, à la manière d’une forteresse invisible qui peu à peu se bâtirait entre lui et l’extérieur. Où l’on assiste aussi à une sorte d’anéantissement général, à un irrépressible lâcher prise.

Mais si la personne du malade est évidemment centrale, le livre prend aussi la mesure de l’onde de choc que celui-ci produit, sur les proches en particulier, ainsi que sur Olivia Rosenthal en tant qu’elle s’est mise à écrire sur ce sujet.

Ainsi, chaque question engendrée par la maladie d’Alzheimer, comme celle de la transmission problématique d’une personne qui n’est plus elle-même, ou celle de l’effacement au monde, se retourne-t-elle de manière violente sur ceux qui sont contraints de la fréquenter. Pour la femme de Monsieur T., par exemple, l’existence se réduit désormais à une suite de situations cruelles et cornéliennes. Comme toute personne atteinte de « la maladie de A. » , Monsieur T. a disparu. Tout ce qui était lui, tout ce qui le constituait, a sombré. Reste un étranger. Pour Madame T., il s’agit de « séparer ce qui est aujour-d’hui de qui autrefois fut. Séparer l’homme qu’on a aimé de celui qu’on vient visiter sans toutefois retirer l’amour. Garder l’amour mais séparer. Tâche impossible. Garder l’amour. Séparer » .

Ça et là, Olivia Rosenthal a disposé des exercices, tous aussi terrifiants les uns que les autres ( « Imaginez-vous dans la situation de celui dont l’histoire a été engloutie » ), qui sont comme des portes d’entrée dans la tête d’un malade de « A. » . Mais ils n’entraînent pas seulement à se projeter hors de soi. De même que ce que révèle « la maladie de A. » , comme, par exemple, la précarité du passé partagé avec une personne aimée, ils poussent à l’introspection et au doute teinté d’ironie.

C’est ainsi qu’on n’a peut-être jamais aussi bien montré un tel effet de déstabilisation. Une sorte de tremblement de terre existentiel dont la maladie d’Alzheimer serait l’épicentre. Au point que la narratrice alter ego d’Olivia Rosenthal cherche à exprimer un certain nombre de faits, même bénins, qui, assurément , ne se produiront pas dans sa vie. Au point que la figure de sa soeur suicidée quelque trente ans plus tôt vienne réinterroger sa propre destinée. Réussi, On n’est pas là pour disparaître ne pouvait être que vertigineux.

Culture
Temps de lecture : 4 minutes