Les petits cons

Bernard Langlois  • 22 novembre 2007 abonné·es

Pour un vieux soixante-huitard comme moi, le spectacle de CRS chargeant les étudiants en grève sous les applaudissements et les encouragements ( « Allez les bleus ! » ) d’autres étudiants ravis ­ quelques images furtivement aperçues à la télé, plus abondantes et parlantes sur Internet ­ est source d’émerveillement, ou d’abattement, c’est selon : avoir 20 ans et une âme de flic, comment est-ce possible ? Entendons-nous bien : le « CRS-SS ! » des cortèges du Mai joli [^2] ne témoignait pas d’une grande subtilité (tout au plus du goût des rimes riches des poétiques révoltés que nous étions !) ; mais même s’il pouvait se trouver ici ou là des étudiants opposés à la grève, je ne me souviens pas avoir entendu acclamer les charges des forces de l’ordre. Même l’extrême droite de l’époque, qui cassait volontiers du gaucho, ne témoignait pas d’une inclination particulière pour la flicaille. Les temps changent. Le petit-bourgeois étudiant d’aujourd’hui défaille de ravissement au son des matraques qu’on abat sur les crânes sans défense de ses condisciples grévistes.

Ah, les petits cons !

Mon camarade Sébastien Fontenelle (dont on réédite en poche, enrichi et actualisé, le pamphlet la Position du penseur couché , à déguster impérativement), avec ce sens de la formule nuancée qui fait son charme, intitulait l’un des récents billets de son blog : « Vivre et penser comme des sarkozystes » [^3].

Extrait : « Regardez le troupeau haineux des gorets hystérisés qui, lorsque paraissent les gardes mobiles, réclame du sang de gréviste(s) et grogne, jusqu’au hurlement : « Allez les bleus ! » Il n’y a là aucune espèce d’ambiguïté : les gorets savent ce qu’ils font. Le dernier des sous-connards analphabètes nourri depuis sa plus jeune enfance de menteries médiatiques sait parfaitement qu’en France, quand des keufs équipés pour le combat de rue investissent un campus, leur intention est de casser des gueules d’étudiants. »

Pêchu, non ? Ça défoule !

Le fossé

« Menteries médiatiques » ? La façon dont la presse en général et les radios et télés en particulier rendent compte des conflits sociaux en cours suffit à expliquer pourquoi le fossé ne cesse de se creuser entre la profession de journaliste et une fraction grandissante du public.

Il ne faut donc pas s’étonner que les reporters subissent de plus en plus souvent un accueil hostile, notamment dans les situations tendues ­ comme sur les campus en ce moment ; ni que de plus en plus de gens délaissent télé-aux-ordres ou presse-qui-ment, et cherchent leur bonheur sur le Net (où circulent encore des infos et des images qui n’ont guère de place ailleurs, et surtout une liberté de ton et de commentaires revigorants ­ ça durera ce que ça durera…). Le ton était donné avant même l’arrêt du premier train, avant l’occupation du premier amphi :* « Les grévistes prennent les Français en otage. » Otage : combien de fois nous l’a-t-on asséné, ce mot lourd de sens, depuis une quinzaine ? Combien de micros-trottoirs excédés, de reportages compatissants entièrement voués à la grande-détresse-des-usagers-privés-de-moyens-de-transport, à celle des-étudiants-qu’une-minorité-d’irresponsables-empêche-d’accéder-aux-amphis ? Et sur le fond du conflit ­ le problème des retraites ou la réforme de l’université ­, quelle part respective faite aux arguments des grévistes par rapport aux analyses savantes des experts, tous acquis au bien-fondé des mesures gouvernementales seules censées assurer avenir et prospérité ? Combien d’efforts pour démontrer le bon vouloir du pouvoir, son sens aigu du dialogue, la persistance de sa bonne grande main tendue et de son franc sourire (omniprésent symbole : la face de lune et le ton doucereux du ministre en charge, le Séraphin Lampion du gouvernement) par comparaison au peu d’espace laissé à la défense du mouvement de grève, à la façon de le présenter comme archaïque, buté sur des revendications d’un autre âge, fermé à toute négociation ?

Que le pouvoir médiatique soit du côté du manche, ce n’est pas vraiment une nouveauté ; que de plus en plus de gens s’en aperçoivent et se détournent de sa propagande, c’est un fait que les moments forts de tension sociale mettent en lumière. Dans un premier temps, la propagande semble marquer des points (comme le disent les sondages, défavorables aux grévistes) ; à plus long terme, c’est la crédibilité des sachants et des puissants qui s’effrite, et le fossé qui se creuse entre le peuple et les « zélites » .

Jonction

Non seulement les médias sont outrageusement partisans, mais ils se gourent en prenant leurs désirs pour la réalité : à les en croire, la grève des cheminots ne passerait pas le week-end. « La fermeté paye » , gâtifiait papy Mougeotte dans le Fig-Mag de samedi dernier, comme si tout était rentré dans l’ordre (son ordre).

Prématuré, pépère. Ce lundi, on sait déjà que le mouvement continuera au moins jusqu’à mercredi, jour d’ouverture des négociations. En tout état de cause, la fameuse jonction redoutée avec la grève des fonctionnaires de ce mardi est chose acquise.

Allons, le sarkozysme rencontre encore quelque résistance.

Père et fille

Même s’ils n’approuvent pas des grèves qui les gênent (bien sûr) et qu’ils ne comprennent pas (qu’on se garde de leur expliquer), beaucoup de Français commencent à douter sérieusement des vertus de Nicolas de Neuilly-Bocsa (variante, proposée par un lecteur : de Passy-Bocsa ! Pas si, en effet, et les sondages sont nettement à la baisse…).

On sait qu’un des titres de gloire du président bling-bling est d’avoir « pompé » l’électorat de Le Pen. Le fait est que le FN, qui tenait son congrès le week-end dernier, n’est pas au mieux de sa forme, amputé d’un million d’électeurs, endetté jusqu’au cou et déchiré comme jamais entre prétendants à la succession du vieux chef. Lequel s’est fait réélire pour un dernier (?) mandat et semble désormais décidé à imposer pour lui succéder sa fille cadette et bien-aimée, celle que son ex-épouse présentait comme « un clone » de son père et qui n’est déjà plus une inconnue pour les Français : Marine Le Pen (bientôt 40 ans) a longtemps paru hésitante devant le pari politique que serait la reprise du flambeau, elle ne fait désormais plus mystère de ses ambitions. Celle qui déclarait naguère « On est la fille de Le Pen et on meurt fille de Le Pen. C’est l’homme de ma vie. Il a construit la femme que je suis. La mère que je suis. Je ne me sens pas de m’opposer à lui » a pourtant su intelligemment, sans le défier frontalement, se démarquer des outrances verbales et des dérapages nauséabonds d’un géniteur bien-aimé. C’est ce qui rend aujourd’hui crédible qu’elle puisse un jour incarner la relève et ­ qui sait ? ­ présider à une évolution « à l’italienne » d’un Front national dont on ne voit plus trop ce qui le démarque d’un discours sarkozyste où les moutons sont dans les baignoires, les sans-papiers traqués jusque dans les écoles et le regroupement familial soumis aux tests ADN. Chemin crédible, pour la fille du chef, mais néanmoins « semé d’embûches » , estime Christiane Chombeau, tant on s’applique, au FN, « à couper toutes les pousses un peu prometteuses » , tant on obéit à « cette loi non écrite qui veut que tout succès est suspect » . Ma consoeur du Monde , qui connaît le Front comme sa poche, nous livre dans un essai qui vient de paraître une analyse fine et poussée des rapports compliqués et passionnels qui régissent les familles ­ biologique et politique, les deux souvent imbriquées ­ du vieux leader nationaliste ; et surtout ( Le Pen fille et père , c’est le titre) ceux d’un homme en fin de course et d’une femme en pleine forme, sa rejetonne, qui a hérité tous ses appétits [^4].

On aurait sans doute tort d’enterrer trop vite le Front national. Car si Sarkozy satisfait sans doute l’une des exigences de l’électorat lepéniste (le volet anti-immigrés), il est loin du compte sur d’autres terrains, comme l’Europe (refus du référendum), l’américanisme ou l’augmentation du pouvoir d’achat ; sans parler de la « chienlit » occasionnée par les grèves, dont le pouvoir en place est toujours jugé peu ou prou coresponsable.

C’est du reste pourquoi l’indigence du Parti socialiste, opposant en peau de toutou, est doublement coupable : outre de manquer à ses devoirs de soutien au mouvement contestataire, de risquer de rendre au FN ce statut qu’il avait plus ou moins perdu, celui d’alternative populaire à la droite.

[^2]: Au fait, n’oubliez pas de vous offrir, et d’offrir ­ c’est un cadeau sympa et qui plaît, j’ai testé ! ­ cet agenda Mai 68 coédité avec l’ami Bouchardeau : un plaisir doublé d’une bonne action !

[^3]: La Position du penseur couché, petites philosophies du sarkozysme, Sébastien Fontenelle, illustrations de Nono le Hool’s, Libertalia, 194 p., 7 euros. Voir aussi le blog de SF : Vive le feu !

[^4]: Le Pen fille et père, Christiane Chombeau, Panama, 341 p., 20 euros.

Edito Bernard Langlois
Temps de lecture : 8 minutes