Un problème de fonds

La Loi Pécresse sur l’autonomie des universités consacre le mariage entre l’enseignement supérieur public et la logique marchande. Désormais, les universités devront composer avec les entreprises privées. Mais à quel prix ?

Pauline Graulle  • 6 décembre 2007 abonné·es

Adoptée en plein mois d’août, la loi relative aux libertés et responsabilités des universités (LRU), dite « loi Pécresse », continue d’occuper le devant de la scène. Parce qu’elle entend pousser les établissements à développer leurs ressources propres, la réforme inquiète les défenseurs d’un service public de l’enseignement supérieur et de la recherche. Notamment sur un point essentiel : la possibilité pour les universités de créer des fondations qui pourront accueillir les fonds d’entreprises, de mécènes ou d’anciens étudiants.

Illustration - Un problème de fonds


À l’université Saint-Charles de Marseille, le 19 novembre.
HORVAT/AFP

Certes, la relation entre les sphères universitaires et économiques est loin d’être nouvelle. La taxe d’apprentissage ou les contrats de recherche ont, depuis longtemps déjà, alimenté une action partenariale entre le public et le privé. Il y a plus de trente ans, Pierre Bourdieu lui-même faisait financer ses recherches sur les usages sociaux de la photographie [^2] par… Kodak.

Mais, plus que la simple collaboration entre les universités et les entreprises, c’est le risque d’assujettir les premières aux secondes qui pose problème. Parce que le « fundraising » ­ terme anglais désignant l’action de lever des fonds ­ n’est que le petit frère du marketing, la LRU n’engage pas seulement une évolution financière. Elle marque le début d’une petite révolution culturelle qui fait entrer dans le grand marché de la philanthropie un secteur jusque-là préservé des forces de l’économie.

Dorénavant, les universités devront apprendre à gagner en « visibilité » , à « vendre » une « cause » ou une « marque » à des entreprises soucieuses de leur « image » ou désireuses d’ « investir » dans tel ou tel enseignement. « Les universités doivent mener une réflexion sur un projet stratégique d’une certaine ampleur, pour ensuite engager une démarche de vente auprès des entreprises ou des grands donateurs » , souligne ainsi Céline Amet, de l’agence Philanthrôpia, spécialisée dans le conseil en stratégie de mécénat international.

Il s’agira alors d’employer les méthodes issues du marketing direct : constitution de bases de données pour cibler les donateurs, mailing de prospection, suivi téléphonique, mise en place d’outils de valorisation et de fidélisation du donateur… Mais, aussi, de transformer l’image même de l’université pour la rendre plus « sexy ». Pourquoi pas en renommant les établissements, jusqu’ici cantonnés à l’abstraction des chiffres (Lyon-I, Paris-II…), avec des patronymes plus accrocheurs ? Voire en adaptant le contenu des programmes aux contraintes gestionnaires…

Afin de juguler les potentiels effets pervers de la réforme, la mise en pratique au niveau local a supplanté l’amorce d’une réflexion nationale. Pragmatique, l’Association française des fundraisers organise depuis trois ans un séminaire de formation à destination de l’enseignement supérieur et de la recherche. Et les cabinets de conseil, comme Philanthrôpia, Peninsulae ou Brakeley, se sont peu à peu imposés sur ce marché porteur, proposant leurs prestations pour accompagner les établissements dans leur démarche de fundraising .

Avec leur aide, les établissements privés d’enseignement, souvent déjà familiarisés avec la culture entrepreneuriale propre au fundraising , se sont lancés dans la course aux fonds privés sans réticence. Dès les années 1990, les grandes écoles de commerce ont entrepris de fructueuses campagnes de collecte. Pour ne citer que les plus prestigieuses : l’Essec, l’Insead ou HEC. L’université catholique de Lille fut l’une des pionnières en menant, dès 1995, une politique d’envergure. Aujourd’hui, une dizaine de mécènes et une trentaine d’entreprises, la plupart implantées dans le bassin lillois, ont, en deux ans, fourni 7,5 millions d’euros pour financer des projets de recherche et d’innovation. « On intéresse notre milieu local parce que nous sommes des fournisseurs de compétences ! » , affirme Charles Hénin, l’enthousiaste directeur du développement de « la Catho ».

Certains établissements publics ont, eux aussi, choisi de se lancer dans la chasse aux donateurs. Les universités de Marne-la-Vallée, Paris-VI ou la Sorbonne s’intéressent de près à la question. L’université Lyon-I Claude-Bernard s’est dotée d’une fondation visant à récolter les dons d’entreprises afin d’attirer 10 millions d’euros sur cinq ans. L’Institut d’études politiques de Paris, fleuron républicain de l’excellence française, n’est pas en reste. Il a lancé, début novembre, une campagne sur le thème « Choisissez où iront vos impôts », portée par son directeur, le très médiatique Richard Descoings, qui vante les mérites des déductions fiscales autorisées par la loi de 2003 relative au mécénat. Nul doute que ces établissements de prestige sauront trouver le sésame pour que s’ouvrent les portefeuilles…

Mais quid des petites universités de province ? Quid des filières où « l’esprit de corps » spécifique aux grandes écoles n’existe pas, et pour lesquelles mobiliser des potentiels « anciens » se révélera ardu ? Quid , enfin, des cursus les moins « professionalisants » ?

Jean Fabbri, secrétaire général du Snesup, le syndicat des enseignants du supérieur, ne cache pas son pessimisme : « Nous ne sommes pas pour un rejet en bloc des relations entre les entreprises et les universités. Mais la loi Pécresse va intensifier le sous-financement déjà existant, notamment des disciplines comme les lettres, les arts, les sciences humaines, qui ne paraissent pas entrer en jeu dans la logique économique. » Pas de salut, donc, pour les cursus « non rentables » ? Sans un État redistributeur et régulateur, le risque est grand de voir augmenter les inégalités en matière de recherche et de formation. Christophe Charle, historien à l’École normale supérieure, exprime ses craintes : « Les entreprises sont encore à mille lieues de comprendre les enjeux de la recherche. En France, contrairement aux États-Unis ou en Allemagne, les dirigeants de firme n’ont pas été formés dans les universités, ils sortent des grandes écoles. Il y a donc une méconnaissance totale du monde économique vis-à-vis du monde universitaire. Pour eux, un laboratoire, c’est très abstrait : ils ne verront pas l’utilité d’y associer leur image. »

C’est bien le spectre de la logique utilitariste qui plane au-dessus de l’enseignement supérieur et de la recherche. Sans l’avouer clairement, la loi Pécresse interroge la fonction même de l’université, qui, désormais, devra prendre en charge, seule, son destin. « Pour réussir à intéresser les donateurs, les facs doivent se demander si le diplôme qu’elles préparent répond à un besoin de la société » , insiste Céline Amet. Reste à savoir de quel besoin on parle.

[^2]: Un art moyen, Essai sur les usages sociaux de la photographie, Pierre Bourdieu, Minuit, 1965.

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