Dérives

Bernard Langlois  • 31 janvier 2008 abonné·es

« « Car, me dit David Pinkus, qu’est-ce qui distingue un hedge fund d’un fonds classique ? Comme il peut prendre beaucoup de risques, il est autorisé à utiliser tous les produits disponibles sur le marché, notamment les produits dérivés ­ il en existe ÉNORMEMENT. » »

« Qu’est-ce qu’un produit dérivé ? C’est ce qui donne le RISQUE et le RETURN. Avant, la seule chose qu’on pouvait faire, c’était acheter une action et la revendre un peu plus tard. Le seul risque qu’on pouvait prendre, c’était en termes de pondération, placer une partie importante de son capital sur un seul titre, « Alors qu’avec les produits dérivés on peut prendre des risques vraiment ÉNORMES. Un produit dérivé, c’est une OPTION. Je vais t’expliquer. » Il précise que c’est facile à comprendre, même pour un littéraire, et qu’il suffit d’écouter. On va dire qu’un titre vaut 25. « D’accord ? » me demande-t-il. Il ne cesse de sourire, de s’assurer que je comprends ce qu’il raconte, je sens qu’il ralentit à dessein le débit précipité de son intelligence. Je frappe à sa porte de trader, et je lui dis : « Putain, David, j’aimerais bien acheter cette action à 50 entre maintenant et la fin de l’année. Je veux pouvoir l’acheter à 50 QUAND JE VEUX cette année. » Et le titre, il vaut 25. « Combien ça va me coûter, David, ce droit de pouvoir t’acheter cette action à 50 quand je veux cette année ? » C’est une sorte d’assurance. Ça se PRICE. Ça se CALCULE. Ce sont des calculs de PROBA. David Pinkus va devoir se livrer à un certain nombre de calculs complexes. Il se dit : « Quelle est la chance que ce truc aille à 70 ? » , et il calcule. Il se dit : « Quelle est la chance que ce truc dépasse 80 ? » , et il calcule. Et il me vend pour 3 euros le droit de lui acheter à 50, n’importe quand dans l’année, une action qui vaut 25 aujourd’hui. Et alors il me demande : « Éric, pour combien d’actions tu veux en faire ? » Et je lui dis : « Pour 500 000 ACTIONS. » Et il me répond : « Alors, ça va te coûter 1 million 5. » Je lui donne aujourd’hui 1 million 5 et il devra me livrer 500 000 titres à 50 n’importe quand dans l’année. »

« « C’est simple, non ? » me dit-il avec un regard malicieux. »

LEVERAGE

« « Alors écoute la suite ». Il me demande d’imaginer ce qui se passe pour moi si le titre dépasse la barre des 50 et se met à valoir 70. Combien j’ai gagné si je lui achète à 50 un titre qui valait 25 au moment où j’ai acquis l’option et qui vaut maintenant 70. »

« « Beaucoup. 20 X 500 000, moins 1 million 5 », je lui dis avec une certaine fierté. Il a l’air étonné. « Exactement , me dit-il *, tu as gagné 9 millions. »* Il m’invite à examiner ce résultat en me faisant observer que la valeur du titre, en passant de 25 à 70, a été multipliée par presque trois. Le titre a fait fois 3. Si j’avais acheté ce titre à 25 et si je l’avais revendu à 70, j’aurais multiplié mon investissement par presque trois. Mais là, j’ai mis 1 million 5 et je récupère 9 millions : j’ai fait fois 6 au lieu de fois 3. « On dit alors que tu as eu un LEVERAGE de 2. Car, cher ami, me dit-il *, si tu avais voulu acheter 500 000 actions à 25, ça t’aurait coûté DOUUUUUZE MILLIONS ! Tu aurais dû sortir DOUUUUUZE MILLIONS ! Tu n’as sorti qu’UN MILLION CINQ au lieu de DOUUUUUZE MILLIONS ! »* Le mot douze s’est étiré dans l’atmosphère comme une longue note de flûte. Moi, Éric Reinhardt, héritier fortuné, spéculateur exaucé, j’ai eu tout l’upside pour un million cinq de cash ! En réalité, je n’ai jamais payé les actions : « Je les ai portées pour toi en quelque sorte… » , me dit David Pinkus. Avec ce système, j’ai bénéficié du même move, mais je n’ai mis qu’une partie de l’argent au départ. « C’est ça le leverage. Tu t’es lèverégé. Avec seulement UN MILLION CINQ tu as eu de l’EXPOSITION sur VINGT-CINQ millions d’une action. Et un hedge fund, c’est ça qu’il fait ; il est autorisé à s’exposer sur beaucoup plus que l’argent qu’il possède. » J’apprends alors que les produits dérivés, ça se fait à LA HAUSSE, ça se fait à LA BAISSE. »

« « Il existe des trucs de FOUS FURIEUX, tu peux décliner À L’INFINI et imaginer N’IMPORTE QUOI ! », s’exclame David Pinkus, que cette panoplie d’outils spéculatifs à l’air de rendre heureux… »

CENDRILLON

La citation, j’en conviens, est longuette. Mais elle fait à peine deux pages (283-284) d’un roman qui en compte 578.

Vous l’avez compris : dans cette séquence (dont je n’ai livré qu’une partie, si vous voulez savoir comment on spécule à la baisse, ce qu’est le front office , ce que sont les futures , ou les family offices … lisez le bouquin !), l’auteur se met en scène face à un de ses amis, trader, à qui il demande de lui expliquer en quoi consiste son métier. Dans cette fiction (foisonnante) qui entrelace plusieurs intrigues, on assiste à la déconfiture du (d’un des) héros, à l’origine d’un désastre boursier et contraint de s’enfuir pour échapper à la colère des clients qu’il a ruinés. Tant il est vrai qu’à ces jeux-là on peut gagner beaucoup, mais aussi perdre énormément. Le roman d’Éric Reinhardt s’intitule Cendrillon [^2]). Comme chacun sait, un conte de Perrault où les citrouilles peuvent se transformer en carrosses. Et vice-versa.

J’imagine qu’au bistrot de Pont-l’Abbé (Finistère), un jeune homme, la trentaine, bien sous tous rapports, répondant au nom de Jérôme Kerviel, devait naguère expliquer à peu près dans les mêmes termes, à ses copains d’enfance intrigués, les arcanes de son mystérieux métier ; qu’il exerçait à la satisfaction générale de ses employeurs d’une grande et belle banque ayant pignon sur rue.

CASINO

Que Kerviel ait agi seul (c’est techniquement possible) ou qu’il serve de bouc émissaire dans une déroute financière qui implique bien d’autres que lui, l’enquête le dira peut-être.

Une chose est certaine : c’est aujourd’hui la Société générale qui est sous la douche (cette banque qui, dans les années 1970, avait pour slogan : « Votre argent nous intéresse ! » , pardi…), ce sera une autre demain si le système ne se réforme pas. Une autre : toutes s’adonnent peu ou prou à de semblables spéculations ; si le système… : on ne sache pas qu’il prenne le chemin de la vertu, quoi qu’ait pu dire à Davos le Premier ministre (le sommet de Londres, en juillet « proposera des règles de plus grande transparence en matière de gestion des marchés financiers » , on n’en doute pas !), ou en Inde le président de la République, qui en a appelé à la « moralisation » (quand Sarko parle de morale, je sors mon pistolet à bouchon). Le capitalisme financier a sa logique, qui génère la société de casino. Seul un écroulement général ­ une crise de l’ampleur de celle de 1929, dont on nous dit qu’elle n’est plus possible, voire… ­, avec les troubles subséquents, de caractère révolutionnaire à l’échelle mondiale, peut éventuellement l’en détourner (et ce ne sera pas sans douleur).

Dans ce domaine, comme dans celui encore plus angoissant de la crise écologique, je ne crois plus guère qu’en la pédagogie des catastrophes.

CARLA

Pourquoi la nouvelle coqueluche du président bling-bling a-t-elle refusé de le rejoindre en Inde, pour la partie privée du voyage, au pied du Temple de l’amour ? Déjà de l’eau dans le gaz ?

Les histoires d’amour finissent Taj Mahal, en général…

ZINZIN

Bon anniversaire quand même à Nicolas Ier.

Et comme la BD est aussi dans l’actualité, d’une pierre deux coups : on lui offre ces Aventures de Zinzin , détournements des albums d’Hergé en circulation sur le Net [^3].

À plus.

[^2]: Cendrillon, Éric Reinhardt, Stock, 2007, 578 p., 24 euros. Sur le même thème, et dans un style différent, on peut lire aussi le dernier hors-série d’Alternatives économiques : La Finance (histoire, théories, mécaniques ; le capitalisme financier ; crises et régulation ; et dix fiches pour comprendre

[^3]: La collection complète : .

Edito Bernard Langlois
Temps de lecture : 7 minutes