Mémoires de nos pères

Dans « Algérie, Histoires à ne pas dire », Jean-Pierre Lledo boucle
sa trilogie documentaire sur l’histoire coloniale algéro-française
en pistant les non-dits qui entachent le combat pour l’indépendance.

Ingrid Merckx  • 21 février 2008 abonné·es

Ils sont sur les hauteurs d’Oran. Une quinzaine, face à la baie. Ils ont dans les 70~ans. Quand ils étaient jeunes, ils sortaient danser ensemble. Le meilleur d’entre eux, c’était Tchichi. Cet Algérien qui dit aujourd’hui n’avoir rien «~vu de ses yeux~» le 5juillet 1962, jour de l’Indépendance, où certains sont sortis crier leur joie tandis que d’autres, des «~gour~» (non-musulmans) se faisaient massacrer. Sur les photos d’époque que montrait Thichi peu avant, on ne distingue pas les Algériens des Espagnols et des Français. Ils se ressemblaient tous. Ils se ressemblent encore. Difficile de préciser l’origine de chacun. Sinon oranaise… Soudain, une femme du groupe, d’une voix bien plus jeune que le visage, entame un chant en espagnol, «~le Migrant~». La mélodie est si immédiatement déchirante qu’ils se taisent tous pour l’absorber. Ils ne parlent plus qu’une langue. Ont les mêmes souvenirs. Ce chant est un concentré de ce qui nourrit ce troisième volet de la trilogie documentaire de Jean-Pierre Lledo sur l’histoire coloniale algéro-française~: les traces d’une Algérie multiethnique, multiculturelle, «~heureuse~», ajoute Tchitchi. Une Algérie dont on ne parle plus.

Après avoir retracé le parcours d’Henri Alleg ( Un rêve algérien ) et recueilli en France des témoignages de harkis et de pieds-noirs ( Algérie, mes fantômes ), le cinéaste algérien est parti de l’autre côté de la Méditerranée pister les non-dits qui entachent le combat pour l’indépendance. Alors que les derniers témoins vieillissent (Tchitchi est mort peu après le tournage), il tente avec quelques-uns de reconstituer le récit d’événements. Avec Aziz, il revient sur les massacres des non-musulmans à Skikda en 1955, et la mort de l’oncle de cet agriculteur, tué par le FLN pour avoir épargné un colon. Avec Katiba, qui anime une émission d’histoire sur la radio nationale, le cinéaste visite la casbah d’Alger, comme inchangée depuis Pépé le Moko sauf quelques ruines. À la question~: «~Aurais-tu posé des bombes dans les maisons des colons, même ceux que tu connaissais~?~» , l’ancienne fellagha répond~: «~Sans hésiter~!~» Mais peu après, cette enfant de Bal El Oued se fait alpaguer dans les ruelles, où les gens du quartier la prennent pour une Française… Exemple frappant de la confusion régnante. Le troisième témoin du film, avec lequel Jean-Pierre Lledo évoque l’assassinat du chanteur juif Cheik Raymond (Raymond Leyris) en 1962, a le visage caché. Il y a des témoignages, comme des vérités, qui dérangent. D’ailleurs, Histoires à ne pas dire n’a pas obtenu de visa d’exploitation en Algérie.

Pourtant, dans la rencontre, le montage, la manière dont il aborde et relance ses interlocuteurs, Jean-Pierre Lledo évite la provocation, applique l’inviolabilité de l’autre, même adversaire, affiche sa volonté de mettre au jour sans mettre en accusation. Le documentaire est construit sur une série d’entretiens in situ, le trajet visuel stimulant celui de la mémoire et invitant au voyage ­à travers Skikda, Alger, Oran et la campagne algérienne qu’on aura rarement pénétrées ainsi sur grand écran. Si, chez eux, les témoins font mine de s’en tenir à ce qu’ils ont l’habitude de dire, dehors, le décor les pousse hors de leurs retranchements. Quand ils approchent d’une zone rouge, ils se troublent, font marche arrière, reviennent à un souvenir assumé. Les images (évoquées) et les mots sont trop imprécis alors pour que l’on puisse parler de révélations. Mais le film met nettement en évidence le creux, pour ne pas dire l’écart, existant entre l’histoire officielle et l’histoire vécue. Celui qui signifie le mieux cet écart est le jeune metteur en scène oranais, Kheïreddine, qui emmène le cinéaste enquêter dans le quartier de Sidi El Houari, où musulmans et chrétiens d’avant l’Indépendance étaient tous frères de lait.

«~À propos du 5juillet 1962, explique Kheïreddine *, il y a ce qu’on m’a raconté à l’école, dont je suis très fier, et une histoire qui circule dans ma famille~: ma tante, portant le drapeau, aurait découvert des corps à Petit Lac…~»* Petit Lac, lieu de charnier à Oran pour Jean-Pierre Lledo. Un terrain vague aujourd’hui, qu’il filme rapidement, comme s’il ne voulait pas s’attarder. Comme si les mouettes qui y surabondent avaient par trop des airs de corbeaux.

Culture
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