Cannes 2008 : « Le Chant des oiseaux » d’A. Serra ; « Che » de S. Soderbergh ; « No London today » de D. Deloget

Christophe Kantcheff et Ingrid Merckx sont à Cannes pour le Festival du cinéma. Retrouvez chaque jour sur Politis.fr leurs billets en direct de la Croisette.

Cannes 2008  • 21 mai 2008 abonné·es

Le Chant des oiseaux d’Albert Serra ; Che de Steven Soderbergh

Par Christophe Kantcheff

On qualifie souvent les films lents, à l’action minimale, aux dialogues peu expansifs, et aux qualités plastiques plus ou moins indiscutables, de contemplatifs. Si le Chant des oiseaux , du Catalan Albert Serra, présenté à la Quinzaine des réalisateurs, réunit toutes ces caractéristiques, il n’a rien pourtant d’un film contemplatif, alors que son sujet même, le trajet effectué par les Rois mages pour se présenter devant l’enfant Jésus, pouvait s’y prêter. Mais le Chant des oiseaux est tout aussi étranger aux bondieuseries.

Illustration - Cannes 2008 : « Le Chant des oiseaux » d’A. Serra ; « Che » de S. Soderbergh ; « No London today » de D. Deloget

Dans la lignée du premier film d’Albert Serra, Honor de Cavalleria , également à la Quinzaine des réalisateurs en 2006, le Chant des oiseaux montre d’abord trois corps, ceux des Rois mages. Des corps empesés, encombrants, gros pour le plus jeune, vieux et fragiles pour les deux autres (mais pas orientaux, la fidélité aux textes n’est pas le principal souci du cinéaste). Ils ont à traverser toutes sortes de paysages, montagnes, dunes, mers, qui rendent le voyage éprouvant. Les trois hommes économisent leurs paroles, sinon pour tenter de repérer, dans des ciels chargés de nuages, l’étoile du berger qui les guide, ou pour se quereller sur le chemin à suivre. Il y a d’ailleurs un petit côté « gestion » du groupe assez drôle dans cette affaire, la responsabilité du « chef » étant requise par les autres au moment de choisir les obstacles à franchir.

Le film est tourné en noir et blanc, comme s’il voulait remonter à la nuit des temps. En plus d’être physique, le périple des Rois mages prend une dimension onirique, en particulier parce que les trois bonshommes évoluent très souvent dans une lumière entre chien et loup, et se transforment ainsi en apparitions. On aura compris que le Chant des oiseaux entretient aussi des relations étroites avec la peinture, une peinture abstraite, faite d’a-plats jouant sur toutes les variantes du gris.

Le Chant des oiseaux se consacre aussi pendant un long moment à observer Marie et Joseph chez eux, sur le seuil de leur maison, alors que l’enfant Jésus dort à l’intérieur. Eux deux sont contemplatifs, tout simplement parce qu’ils sont désœuvrés. (Ou, à la rigueur, ils caressent un agneau – Albert Serra n’est pas dénué d’ironie…)

En raison de problèmes techniques, les conditions de la projection au cinéma des Arcades n’ont pas été optimales. Pourtant, le charme poétique du Chant des oiseaux a opéré. Sans doute, parce que le film est accompagné d’un ange gardien, peut-être celui-là même qui a annoncé aux Rois mages la bonne nouvelle. On ne sait jamais…

Réussite totale pour la conférence de presse du collectif national de l’action culturelle cinématographique et audiovisuelle, annoncée ici-même dans le numéro du 15 mai par Eugène Andréanszky, délégué général des Enfants de cinéma. Devant une assemblée très nourrie, les membres du collectif ont tracé les grandes lignes des attaques tous azimuts dont est victime l’action culturelle cinématographique depuis plusieurs mois, à la suite des baisses de crédits alloués par le ministère de la Culture. Et ont annoncé les mobilisations à venir.

Pour décembre prochain sont en préparation des États généraux de l’action culturelle cinématographique et audiovisuelle. Quant au mouvement Sauvons la culture, le 21 juin pourrait en constituer une nouvelle étape importante, sur l’initiative des Têtes raides, qui appellent, en ce jour de la fête de la musique, à un grand Boum (à la suite du grand Chut de l’an dernier). Au cours des questions qui ont suivi, le documentariste Nicolas Philibert et Eugène Andréanszky ont aussi rappelé la nécessité que le Club des 13 s’ouvre aux questions de l’action culturelle, totalement absentes de son rapport sur la situation du cinéma français. Le Club des 13 a promis que des rencontres auraient lieu… promesse qui reste aujourd’hui en suspens.

Il fallait être en forme pour finir la journée : 4h30 de projection du film de Steven Soderbergh, dans la compétition officielle, Che . Si l’on peut saluer dans sa première partie (Cuba, la victoire) la précision du propos et l’absence de lourdeur politico-théorique, la seconde (la Bolivie, la défaite) se borne à un livre d’images sans point de vue pour raconter la fin du commandant Ernesto Guevara. Plus le film avance, plus le Che se réduit à sa légende, à son icône. Soderbergh n’a finalement pas su dépasser le cliché, une perception publicitaire de son personnage, récupéré à toutes les sauces. Y compris à celle du cinéma hollywoodien.

C.K.


No London today de Delphine Deloget ; Léger tremblement du paysage de Philippe Fernandez

Par Ingrid Merckx

À chaque festival, des thèmes se dégagent, ricochent d’un film à l’autre de la programmation.Comme celui de la liberté de circulation par exemple, cette année sur la Croisette, évoquée aussi bien dans le film des frères Dardenne le Silence de Lorna en compétition, autour d’une Albanaise réfugiée en Belgique ; que dans Los Bastardos de Amat Hamer, en sélection Un certain regard, sur l’errance de deux clandestins mexicains à Los Angeles ; dans Je suis de Titov Veles de Teona Mitevska, présenté à l’Acid, où trois soeurs macédoniennes disent leur enfermement dans une ville qui meurt et l’impossible fuite en Grèce ; ou encore dans No London today de Delphine Deloget à Calais, également programmé par l’Acid. Un documentaire d’un genre un peu particulier où la jeune femme suit, pas à pas, le quotidien à Calais de cinq candidats au passage vers l’Angleterre. Trois Erythréens, un Afghan, un Albanais.

Le jour, ils dorment, blaguent, tuent le temps comme ils peuvent. La nuit, ils tentent de « passer », se cachent de la police, se soutiennent mutuellement. Leur vie pendant un mois et demi (durée moyenne pour un passage réussi) dans les marges de la ville, et leur camaraderie dans cette attente tendue renvoie, d’une certaine façon, à certains films sur le quotidien de soldats dans les tranchées. Attendant le grand combat ou la fin du conflit…

Et l’on se dit que l’épreuve des clandestins de par le monde, leur traversée de déserts et de mers, de routes et d’emprisonnements successifs, s’apparente à une nouvelle forme de guerre, larvée, mondialisée, qui se déroulerait la nuit, dans des barques, sur des ères d’autoroute, dans des ports, des entrepôts, dans des trains, sous des camions, en bordure des villes, proches des terrains vagues, où des hommes se cachent dans des trous, survivent dans des carcasses, se réchauffent sous des couvertures de fortune, et passent le temps avec leurs compagnons d’infortune avant la délivrance… Le visa devenant un objet précieux pour lequel certains sont prêts à se battre jusqu’à la mort. Comme ils sont prêts à endurer les pires épreuves pour « passer » dans le pays de leur rêve, celui où la vie paraît un peu moins dure.

No London today est aussi un documentaire particulier dans sa forme car, plutôt que d’éluder la place du filmant, Delphine Deloget l’assume. Ce qui devient presque le deuxième sujet du film. Aussi la voit-on, l’entend-on parfois, quand elle ne cède pas la caméra quelques instants à l’un des clandestins. Ce faisant, la cinéaste casse les rôles déjà vus sur les écrans : journaliste qui tient la caméra et recueille le témoignage de clandestins qui connaissent l’exercice. Osant le passage en force (imposer la caméra), Delphine Deloget noue une relation avec les hommes qu’elle filme. Montrant les ambiguïtés (c’est une femme, ils veulent l’épouser pour les papiers, parfois, ils en ont assez d’être filmés), elle parvient à faire naître et ressortir une étonnante proximité avec eux.

Elle les filme mais les aide, va chercher les mandats qui permettront de payer les passeurs, leur tient compagnie. Ils l’acceptent près d’eux, lui montrent leurs cachettes, lui font confiance. Ce qui tient aussi au fait qu’entendant leurs conversations, elle ne les comprenait pas. La traduction n’a été faite qu’après le tournage. Ils parlaient donc librement devant elle, d’elle aussi parfois. Au départ, la relation n’était pas stable, les clandestins bougeaient dans tous les sens, le film paraissait « brouillon ». Plus la relation se stabilise et plus la caméra se pose, prend du pouvoir, le cadre se fixe et la qualité d’image s’améliore. Peu de plan de coupes ordinaires, le parti pris dans ce film, c’est de montrer les mouvements, les erreurs, les couacs, de tout ordre. Delphine Deloget est restée en contact avec ces hommes, et prévoit de filmer un deuxième volet sur l’installation des trois Erythréens en Angleterre.

Autre thème qui ricoche à l’intérieur même de la programmation de l’Acid : celui de la chute d’une météorite. Dans les deux cas, cette chute provoque un changement de vision et de perception chez les personnes proches de l’impact et les invite à reconsidérer le monde. Dans le premier long-métrage de Philippe Fernandez, Léger tremblement du paysage , c’est un univers scientifique et artistique qui est perturbé par le morceau d’étoile. Tout un discours sur la perception de l’espace et l’élasticité du temps se modifiant dans le sens moins de la connaissance positiviste que de la dimension poétique de l’univers.

Dans Skhizein , très beau court-métrage d’animation, philosophique sur le mode mineur, de Jérémy Clapin, un bonhomme pourvu de la douce voix de Julien Boisselier se trouve déplacé de 91 centimètres de son corps après la chute d’une météorite. Comment vivre avec ce décalage ? De quelle distance s’éloigne-t-on de soi même et combien de temps peut-on tenir ainsi dans ce vide que personne ne perçoit ?

I.M.

Temps de lecture : 9 minutes