Pour information

Bernard Langlois  • 8 mai 2008 abonné·es

Reçu voici quelques jours, « de la part de Jean Daniel, pour information », copie d’une lettre que le directeur du Nouvel Observateur a adressée le 10 avril au Mrap, suite aux protestations du mouvement antiraciste contre le limogeage de Bruno Guigue de son poste de sous-préfet de Saintes.

C’est l’occasion de revenir sur cette affaire vieille du 19 mars (voir Politis n° 995) et restée en l’état, en dépit des pétitions et protestations diverses à l’adresse de Mme Alliot-Marie, ministre de tutelle du haut fonctionnaire (qui s’exprimait, rappelons-le, à titre personnel sur un site, Oumma.com, où il intervient régulièrement depuis des années, sans s’attirer la foudre…). On se souvient que la tribune litigieuse
[^2] répondait à une autre, publiée dans Le Monde [^3], initiée par la Licra et signée par ceux que Guigue appelle « les intellectuels organiques du lobby pro-israélien » . Laquelle tribune attaquait avec virulence l’Organisation des Nations unies en tant que telle (coupable « par ses dérives » de s’être « caricaturée » ), son Conseil des droits de l’homme en particulier ( « machine de guerre idéologique » noyautée par les islamistes, les non-alignés – Cuba, Venezuela – et la Chine, « avec la complaisance cynique de la Russie » – il y en avait pour tout le monde !) et, cerise sur le gâteau et ad mulierem, la Canadienne Louise Arbour, Haut Commissaire de l’ONU aux droits de l’homme ; cette dernière étant tout simplement comparée au regretté docteur Goebbels, excusez du peu !

Bref, rien que du lourd !

DEUX PHRASES

À cette charge furieuse, digne de la ruée des divisions blindées de Moshe Dayan dans le désert du Sinaï lors de la guerre dite des Six-Jours (1967), Bruno Guigue avait répondu sans prendre de gants : « hystérie verbale », « mauvaise foi insondable », « usage grossier de la calomnie »… S’il est aux champs, notre sous-préfet, ce sont champs de bataille, où il ferraille sans faiblesse.
Défenseur d’une ONU qui n’est certes pas exempte de défauts (mais c’est plus son impuissance qu’il faudrait déplorer, y compris à faire appliquer ses propres résolutions condamnant Israël, qu’une prétendue volonté d’ « anéantir la liberté d’expression » ou de « mise à mort de l’universalité des droits », reproches lancés par les thuriféraires d’Israël sans le moindre commencement de preuve), Bruno Guigue démonte pièce par pièce l’argumentaire des « néo-conservateurs français » . Pièce par pièce, donc longuement : 18 000 signes (soit environ trois pages de Politis ) qui mettent en charpie le réquisitoire vaseux d’en face [^4]
. Et de ce long texte, l’acte d’accusation dressé contre Guigue par ses dénonciateurs et qui lui valut sa destitution ne retient que deux phrases, répétées en boucle depuis deux mois par tous les perroquets sionistes de la planète médiatique, et Dieu sait qu’il y en a ! Ces deux phrases sont, pour mémoire : « Israël, seul État au monde dont les snipers abattent des fillettes à la sortie des écoles » , et « [Les partisans d’Israël] doivent aussi se confondre d’admiration devant les geôles israéliennes où, grâce à la loi religieuse, on s’interrompt de torturer durant le shabbat ».
Certes, « c’est du brutal ! » , dirait un tonton flingueur.

LE PROTOCOLE

Eh bien ! Dans cette lettre au Mrap qu’il a choisi de faire circuler, Jean Daniel s’offusque lui aussi de ces deux phrases (soit, rappelons-le, 200 signes sur 18 000) de la tribune de Bruno Guigue.

C’est tout de même un drôle de zèbre, ce vénérable et éminent confrère. Souvent moqué, dans nos petits milieux volontiers « sardoniques » , pour ses poses d’intellectuel tourmenté, sa façon de rappeler l’étendue de ses relations haut placées et l’excellente idée qu’il se fait de lui-même. Mais je n’arrive pas, pour ma part, à le détester. Je trouve même encore, depuis si longtemps, dussé-je parfois surmonter mon agacement, plaisir et profit à le lire. Ou à l’entendre, comme samedi dernier sur France Culture avec Alain Finkielkraut (lequel s’était, dans leur face-à-face, « attribué le rôle du juif communautaire » sans avoir trop besoin, m’est avis, de se forcer !), où il a dit des choses très justes sur Israël, l’hypocrisie de ses dirigeants, le rôle néfaste d’une partie de la communauté juive américaine en lien avec les chrétiens évangéliques, etc. Finkie peinait à déglutir ! Daniel, donc, désapprouve hautement la sanction contre le sous-préfet, se dit « d’accord [avec lui] pour au moins l’essentiel de sa réaction à la tribune des intellectuels contre l’ONU », mais déplore que « certains des propos de M. Bruno Guigue […] se réfugient dans une caricature qui évoque des connotations historiques ». Et nous retombons dans le classique procès : « C’est un genre de caricature qui, rappelant exactement certains termes du Protocole des Sages de Sion, aide les ultrasionistes à discréditer les justes procès faits à la politique israélienne. » Et le directeur de L’Obs’ d’appeler : et l’auteur de la tribune d’Oumma.com, et les dirigeants du Mrap qui le défendent (et, je suppose, moi-même, et tous ceux à qui il a jugé bon de faire suivre cette lettre) à épouser sa « désapprobation ».
Je ne me souviens plus si Jean Daniel dit dans ses mémoires avoir été élevé chez les jésuites.

LE LICITE, LE VRAI, LE FAUX

Pourquoi n’est pas acceptable ce procès récurrent, cette perpétuelle reductio ad hitlerum à laquelle sont soumis tous ceux qui ont, un jour ou l’autre, fût-ce en termes cinglants, dénoncé l’État d’Israël pour le traitement qu’il inflige au peuple palestinien, pour la brutalité de ses armes, la duplicité de sa diplomatie, les risques de guerre internationale que fait courir son obstination à refuser un juste règlement de la question palestinienne ?
Parce qu’il est le moyen pratique de refuser le débat en se réfugiant derrière l’inusable paravent du génocide nazi : on ne prend pas en considération les faits dénoncés par le contradicteur (ici, les tirs à vue sur des enfants et la torture dans les prisons), quitte à démontrer qu’ils sont faux ; on considère que le seul énoncé de tels faits range celui qui les énonce dans le camp des antisémites, des émules de Goebbels, des propagateurs du Protocole, bref, des nazis. Or les faits sont têtus et démontrables : dans une réponse aux attaques qu’il subit, Bruno Guigue cite ses sources et nomme ses témoins, difficilement récusables [^5]. Faute de pouvoir démentir, on salit. *« À mes dépens, dit encore le sous-préfet, j’ai fait la démonstration que la frontière entre ce qu’il est licite de dire et ce qui ne l’est pas, dans notre pays, n’a rien à voir avec le vrai et le faux. »
*
Une démonstration dont il n’est ni le premier, ni sans doute le dernier à faire les frais. Dommage que Jean Daniel y prête la main.

L’ANNIVERSAIRE

Un an déjà, et surtout quatre ans encore au moins. Le sarkozysme est une calamité qui s’est abattue sur la France, dont la gauche tout entière – des Solferiniens aux trotskistes en passant par les cocos – porte l’entière responsabilité. Tant il était impensable qu’après douze ans de Chirac une opposition digne de ce nom puisse rater ce rendez-vous de la dernière présidentielle : elle l’a raté, et tant pis pour nous.

Pour nous consoler et nourrir nos résistances, trois bouquins parmi bien d’autres que je vous recommande de lire et d’offrir.
– Mon premier est un travail de recension quasi exhaustif de cette année écoulée, recension assortie des commentaires avisés et sévères de l’auteur, le journaliste et blogueur de Plume de presse, dont je vous ai plusieurs fois vanté la pugnacité. Les amateurs, nombreux, d’Olivier Bonnet, qui attendaient l’ouvrage avec impatience, ne seront pas déçus : leur champion allie l’engagement de l’honnête homme révolté à une précision quasi notariale [^6]. Quatorze chapitres, un thème par chapitre et cette conclusion, qui est aussi la nôtre : « Au-delà des anecdotes et de l’arrivisme politique, apparaît crûment une entreprise méthodique de destruction sociale. »
– Mon deuxième ne le démentira pas, dont l’auteur, le médecin Christian Lehmann, fut un des plus courageux combattants contre la franchise médicale (combat perdu, mais dans un contexte politique aussi débilitant, qui peut espérer gagner quoi ? Ça ne doit pas empêcher de se battre !). L’auteur s’attache, lui, à démonter « la sarkolangue » , décortiquant le discours du « fils caché de Margaret Thatcher et Silvio Berlusconi », mettant au jour avec brio ce qu’il appelle « la relation symbiotique » du candidat, puis du Président, avec Henri Guaino, « le Nègre de Narcisse » [^7].
– Mon troisième fait aussi la belle part à ce « ventriloque » qui soufflait ses répliques à « la poupée » s’agitant sur la scène [^8]. Sarkozy aurait-il gagné sans Guaino et son talent pour vampiriser les discours, les thèmes, les références de la gauche ? Analysant quelque 300 allocutions prononcées entre 2004 et 2007, les linguistes Louis-Jean Calvet et Jean Véronis donnent clairement à voir les différences abyssales entre les discours pensés et écrits par le « Pygmalion » (la plupart des discours qui ont marqué) et les pauvres envolées du candidat quand il est livré à lui-même…
Trois essais qui valent condamnation sans appel du pauvre type qui s’agite au sommet de l’État, qui nous représente et nous fait honte à chaque occasion. Triste anniversaire.

pol-bl-bn@wanadoo.fr

[^2]: « Quand le lobby pro-israélien se déchaîne contre l’ONU », 13 mars, .

[^3]: « L’ONU contre les droits de l’homme », Le Monde du 28 février.

[^4]: À titre d’exemple : « Quel rapport entre la géopolitique du Moyen-Orient, manifestement en cause dans les appels à combattre les États-Unis et Israël, et l’oppression des femmes que viendrait cautionner le “relativisme culturel” ? Probablement aucun. Mais amalgamer les deux sujets présente l’intérêt polémique de suggérer une pernicieuse concurrence entre les victimes : vous qui condamnez Israël et l’Amérique, vous ne dites rien de la souffrance des femmes opprimées dans les pays musulmans. C’est une antienne dont la rhétorique lobbyiste est coutumière : elle permet de détourner le lecteur occidental de la critique de la politique américaine ou israélienne en fixant son attention sur un problème interne des sociétés moyen-orientales. Ce rapprochement polémique entre les deux sujets, pourtant, est particulièrement cocasse. L’Arabie Saoudite, où le port du voile est obligatoire et les femmes interdites de conduite automobile, est l’alliée historique des États-Unis dans la région. Le régime obscurantiste des talibans, lui, a vu le jour sous les auspices d’une CIA qui a prêté ses camps d’entraînement sur le sol américain aux combattants du mollah Omar. En revanche, l’Irak et la Syrie baasistes, plus proches de la norme occidentale en matière de condition féminine, n’eurent pas droit aux mêmes égards. Le premier a été pulvérisé sous les bombes US, la seconde est rangée dans la catégorie des “États voyous”. Mais peu importe : les partisans de la politique américaine au Moyen-Orient se croient fondés à donner des leçons en matière d’émancipation féminine. » Imparable…

[^5]: Voir son article sur du 21 avril : « Ma faute ? Avoir heurté de plein fouet la doxa occidentale. » Il cite notamment les témoignages d’un journaliste du Guardian, Chris MacGreal, et d’un professeur de chirurgie à Bichat, Christophe Oberlin, pour ce qui est des tirs délibérés sur des enfants ; et pour la torture dans les prisons « suspendue » pendant le Shabbat, la société de défense israélienne des droits de l’homme Bet’Selem et le livre du journaliste du Monde Sylvain Cypel, les Emmurés (La Découverte 2005).

[^6]: Sarkozy, la grande manipulation, Les points sur les?i, 173 p., 17,90 euros.

[^7]: Sarkolangue, Ramsay, 172 p., 14 euros.

[^8]: Les Mots de Nicolas Sarkozy, Seuil, 174 p., 16 euros.

Edito Bernard Langlois
Temps de lecture : 10 minutes